Raimbeaucourt 1917 : Les larmes de bronze d'un clocher mutilé

Publié le 4 juin 2025 à 01:20

Il est des histoires qui sommeillent dans la poussière des archives, attendant qu'un regard curieux, une coïncidence, vienne les tirer de leur long silence. Ma recherche dans le passé ne naît que rarement d'une quête méthodique ; elle se nourrit de ces rencontres fortuites, d'un document jauni, d'une carte postale oubliée qui, soudain, me happe et me raconte. Ainsi en fut-il encore récemment, lorsqu'une image que j'ai numérisée, autrefois confiée par feu Monsieur Paul Ricourt, collectionneur passionné de Leforest, a ravivé une interrogation ancienne. Cette carte, saisissante, montrait la descente des cloches. Je l'avais déjà entraperçue en écrivant sur l'occupation allemande à Leforest, où le même drame s'était joué, mais sans que je ne trouve alors de cliché pour en témoigner. Revoir cette scène figée dans le temps, concernant cette fois Raimbeaucourt, a fait résonner en moi l'écho d'une question : quelle était l'histoire de ces cloches de Raimbeaucourt ? De quand dataient-elles avant que la fureur guerrière ne s'abatte sur elles ?

Au cœur de Raimbeaucourt, l'église se dresse, témoin immuable des jours. Et dans son clocher, des voix d'airain ont, de tout temps, scandé l'existence des hommes. La mémoire collective, parfois fuyante, murmure qu'avant le grand tumulte de la Révolution, trois gardiennes sonores veillaient sur le bourg. L'une d'elles, de taille moyenne, baptisée un 19 juin 1753, se serait tue à jamais dans cette tourmente. Deux cloches subsistaient...

Mais les parchemins, plus diserts, nous content l'arrivée, en 1767, d'un bourdon majestueux, Libert. Colosse de 4274 kilos, il portait en lui la fierté de ses parrains, le comte Libert-François Christin de Ribeaucourt et son épouse, Marie-Geneviève-Thérèse-Colette de Vilsteren de Laerne. Sa robe de bronze proclamait son appartenance : "J’appartenais aux habitants de Ribeaucourt", fondue par les mains expertes de Pierre et Nicolas Guillaume, père et fils, et F. Villotte. Sa voix grave et puissante devait emplir la campagne alentour, rassurante et solennelle.

Un siècle s'écoula. En 1876, la petite compagne de Libert, la charmante "Dindin" qui égrainait l'heure de midi et appelait aux offices, se trouva fêlée. Ses accents, devenus presque inaudibles, attristaient la communauté. La maison Drouot de Douai fut alors chargée de la refondre pour lui redonner vie. Le 17 décembre de la même année, une nouvelle venue, Prosper-Marie-Georges, 211 kilos de bronze vibrant, était consacrée. Sous les armoiries des Christyn (Prosper Chrystin) et des Thiennes (Marie de Thiennes), sa devise, "Nil desperandum" – Ne jamais désespérer – semblait un présage. Elle aussi appartenait "aux habitants de Raimbeaucourt", comme le précisait son épitaphe.

Ainsi, Libert la grande et Prosper-Marie-Georges la plus menue, unissaient leurs timbres pour bercer, alerter, rassembler Raimbeaucourt. Leurs chants étaient la trame sonore d'une existence simple, rythmée par les saisons et la foi. Jusqu'à ce que le fracas du monde ne vienne tout dévaster.

L'ombre de la guerre et la faim de métal

La Première Guerre mondiale. Avec elle, son cortège de destructions et une faim insatiable de matières premières. L'Allemagne, prise dans l'étau du blocus, avait un besoin crucial de cuivre et d'étain pour forger les instruments de sa fureur : douilles d'obus, canons, rouages essentiels de la machine de mort. Et le bronze des cloches, alliage sacré, devint une proie.

Pour Raimbeaucourt, le glas sonna en mai 1917. Les 21 et 23, sous le ciel alourdi par l'occupation, les ordres tombèrent, implacables. Des mains ennemies s'emparèrent de Prosper-Marie-Georges, la petite au nom d'espoir, et du vieux bourdon Libert. Leurs chutes durent résonner comme un arrachement dans le cœur des villageois contraints au silence et à l'impuissance. Puis, le 19 juillet, la profanation atteignit son paroxysme. Six chevaux, réquisitionnés eux aussi, furent attelés à la dépouille de Libert. La cloche géante fut traînée, dans un grincement lugubre, à travers la place profanée, jusqu'à un jardin où, par deux fois, la dynamite la fit éclater. Son bronze, consacré à Dieu et aux hommes, était réduit en vulgaires morceaux, promis aux fonderies de guerre.

« Nécessité de guerre », plaida l'occupant. « Profanation », répondit le cœur des habitants. C'était leur âme qu'on mettait en pièces, leur lien avec le divin et avec leurs ancêtres qu'on brisait. Le silence qui s'abattit sur Raimbeaucourt fut plus lourd que toutes les canonnades. Un silence de deuil, de colère rentrée, d'humiliation.

La promesse d'une aube : le retour des voix d'airain

Mais même dans les heures les plus sombres, la flamme de la résilience ne s'éteint jamais tout à fait. La guerre finie, sur les ruines encore fumantes, le besoin de reconstruire les corps et les âmes se fit pressant. Et comment imaginer un village sans la voix de ses cloches ?

Dès 1920, un élan de solidarité parcourut la paroisse. Grâce à la mobilisation de tous, sous l'égide du maire Jean-Baptiste Vincourt et du curé Lucien Deblock, une nouvelle cloche fut hissée dans le beffroi meurtri. Elle fut nommée Marie, et ses parrains et marraines furent "tous les paroissiens de Raimbeaucourt", comme pour sceller un pacte renouvelé avec l'avenir. Sa première volée dut sonner comme une promesse, celle d'un retour à la vie.

Mais le souvenir du bourdon majestueux hantait encore les mémoires. En 1928, le conseil paroissial émit le vœu ardent de remplacer le "vieux bourdon". Un projet vit le jour, soutenu par la municipalité. On puisa dans les dommages de guerre, mais la somme ne suffisait pas. Alors, une fois de plus, la générosité des Raimbeaucourtois se manifesta avec une force inouïe. La souscription dépassa toutes les espérances, permettant de commander une cloche plus imposante encore que prévu : 1900 kilos de bronze !

Le 28 avril 1929 fut un jour de fête et d'intense émotion. Françoise-Marie-Josèphe, le nouveau bourdon, reçut le baptême des mains de l'abbé Loisel, ancien curé du village. Avec Léonie Dewez pour marraine et Edmond Blervacque pour parrain, elle venait incarner la ténacité et la foi d'une communauté qui avait refusé de laisser le silence gagner. Son électrification quelques années plus tard, entre 1933 et 1934, ancra définitivement sa voix puissante dans le quotidien retrouvé.

Les murmures éternels du clocher

Aujourd'hui, lorsque les cloches de Raimbeaucourt égrènent les heures, appellent au recueillement ou célèbrent la joie, elles portent en elles bien plus que des notes de musique. Elles sont le souffle d'une histoire, le témoignage d'une résilience. Mises à terre par la barbarie, elles ont su renaître, prouvant que la voix d'une communauté, même étouffée un temps, finit toujours par s'élever à nouveau, veillant, du haut de son clocher, sur les générations qui passent, comme une mélodie éternelle qui se transmet et ne s'oublie pas.

Si l'âme de Raimbeaucourt et les méandres de son histoire vous touchent, permettez-moi de vous guider vers une lecture qui saura, j'en suis certain, nourrir votre curiosité :
« Raimbeaucourt au temps jadis » de Monsieur Bernard Coussée. Cet historien local ne se contente pas de relater des faits ; il vous prend par la main et vous fait traverser le temps, des origines du village jusqu'aux heures sombres de la Seconde Guerre mondiale.

 

La manière qu'a Monsieur Coussée de faire revivre le passé n'est pas sans me rappeler celle d'Alexandre Libert, l'âme de « Leforest Mémoire », dont les écrits m'ont tant de fois captivé. Ces hommes, et d'autres comme eux, ne « racontent » pas seulement l'Histoire. Ils la « transmettent », avec une passion palpable, un respect infini pour les traces du passé et ceux qui l'ont façonné. C'est dans cette transmission vivante que réside, à mes yeux, toute la magie et la nécessité de leur travail. On s'abreuve à leurs récits comme à une source, et l'Histoire, soudain, n'est plus une suite de dates, mais une vibration qui nous parvient, claire et forte, à travers les âges.

Ajouter un commentaire

Commentaires

kowaski daniel
il y a 2 jours

tres beau travail de recherches bravo c est super bien raconte j ai participe egalement avec bernard coussee a certain sujet sur notre village raimbeaucourt

kowalski
il y a 16 heures

tres beau travail de recherches bravo c est super bien raconte j ai participe egalement avec bernard coussee a certain sujet sur notre village raimbeaucourt