#RDVAncestral n°4 – Le secret de Louise

Publié le 14 juin 2025 à 22:51

Émile se tient debout, les mains jointes dans le dos, face à ce qui est devenu le sanctuaire de sa mémoire familiale. Le mur de son bureau est un patchwork de visages sépia et noir et blanc, une constellation d’ancêtres dont les regards semblent le suivre à travers le temps. Son propre temps.

Son regard glisse sur les portraits, puis, naturellement, ses yeux s'arrêtent sur un visage, celui de son arrière-grand-père paternel, Marius. La photographie le saisit à chaque fois. Ce n'est pas une simple ressemblance, c'est un miroir déformé par le temps. Les mêmes pommettes hautes, la même ligne de mâchoire, le même regard introspectif qui semble sonder au-delà des apparences. Marius, qu'il n'a jamais connu, mais dont la réputation de taciturnité l'a précédé à travers les générations. Un homme de peu de mots, disait-on.

C'est aujourd'hui. Le jour du rendez-vous ancestral. Son instinct le pousse vers Marius. Devrait-il partir à sa rencontre ? Tenter de percer le mystère de cet homme qui lui ressemble tant ? Une question le taraude, lancinante. Et lui, Marius, est-il au courant ? Connaît-il le secret de sa propre naissance ?

Une certitude soudaine, froide et claire, s'impose à Émile. Ce n'est pas Marius qu'il doit aller voir. Pas encore. C'est elle. La femme sur la photographie juste à côté. Ce visage, ce regard, c’est d’elle que Marius les tient. Louise Deroo, sa mère. L'unique portrait qu'il possède d'elle la montre jeune, au port de tête fier, au visage volontaire avec un air de défi dans les yeux. Louise, l'épouse d'Edmond Suerinck. Ils vécurent longtemps à La Madeleine, près de Lille, avant que le destin ne les pousse sur d’autres routes.

Marius Suerinck

Louise Deroo

Sur une étagère de la bibliothèque, à portée de main, la montre à gousset en argent l'attend. L'objet n'est plus seulement un héritage, c'est un vaisseau, une clé. Émile la saisit. Le métal est froid contre sa paume, mais il sent presque vibrer en elle la somme des vies qu’elle a rythmées. Il remonte délicatement le mécanisme. Le cliquetis familier est le prélude à l'inconnu.

La sensation, désormais presque habituelle, l'envahit. Un bourdonnement sourd qui commence au creux de ses oreilles et se propage dans tout son corps, faisant vibrer jusqu'à la plus infime de ses cellules. Le décor de son salon se liquéfie, les couleurs s'étirent comme une peinture qu'on balaie d'un coup de brosse. Une impression de chute libre, vertigineuse et pourtant contrôlée, l’aspire hors de son époque.

Le sol est stable sous ses pieds, mais son estomac met quelques secondes à le comprendre. L'air est vif, chargé d'une odeur âcre de charbon et d'humidité. C'est devenu une habitude. Qui dit voyage dans le temps, dit changement de look. La montre s'occupe de tout, et si elle l'a souvent gâté par le passé, lui offrant des costumes d'une élégance rare, elle semble aujourd'hui avoir un sens de l'humour discutable. Il baisse les yeux. Un pantalon marron en velours côtelé. Une horreur ! Large, informe, il est maintenu tant bien que mal par une paire de bretelles qui tirent sur une chemise de lin beige, un peu rêche. Il se sent ridicule, déguisé pour une pièce de théâtre de village.

Il se trouve à l'angle d'une rue bordée d'un alignement parfait de maisons en briques rouges, toutes identiques, dont les façades sont assombries par la suie. Près du café qui forme le coin, posé sur le rebord de la fenêtre, un journal plié attire son regard. Il s'approche. Les lettres noires, grasses, barrent la une : « L'INSUBMERSIBLE TITANIC A COULÉ ! » Au-dessus, en plus petit : 17 avril 1912.

Émile lève la tête. Une plaque de rue en émail bleu, délavée et incrustée dans le mur de la première maison, indique « Rue Bayemont ». Il y est. Marchienne-au-Pont, près de Charleroi. Dans quelques semaines, le 8 mai, au numéro 262 de cette même rue, naîtra son arrière-grand-père, Théophile Marius Suerinck. Il doit être environ quinze heures. Louise, si près de son terme, est sûrement chez elle.

Il avance lentement, le cœur battant. La rue est longue, elle semble traverser la ville de part en part. Des enfants aux joues sales jouent aux osselets sur un trottoir. Une femme secoue un tapis par sa fenêtre. Il observe les numéros peints à la chaux près des portes. 240, 242… Il arrive au 244. Il n’est plus très loin.

C'est alors que des gémissements étouffés attirent son attention. Quelques mètres devant lui, une femme peine à avancer. Elle est visiblement enceinte, son ventre rond tend le tissu de sa robe sombre. Elle porte à deux mains un énorme sac de jute qui parais peser une tonne. À chaque pas, elle le laisse lourdement retomber sur le pavé dans un bruit sourd, reprenant son souffle avant de le soulever de nouveau.

Le cœur d'Émile rate un battement. Sans même voir son visage, il sait. Il presse le pas. En arrivant à sa hauteur, il la reconnaît instantanément. Ce visage rond, ces joues creuses, ces yeux qu'il a si souvent contemplés sur l'unique photographie. C'est elle. Louise Deroo, son arrière-arrière-grand-mère. Le souffle court, luttant pour masquer son trouble, il l'interpelle d'une voix qu'il espère calme.

— Madame, permettez-moi… C'est bien trop lourd pour vous dans votre état. Laissez-moi vous porter ça.

Louise se redresse, une main sur ses reins, le souffle court. Elle le dévisage avec une méfiance mêlée de soulagement.

— Oh, merci, Monsieur. C’est bien aimable. Je n’en peux plus, dit-elle d’une voix essoufflée.

Émile s’empare du sac. Le poids est considérable, bien trente kilos. Il se cambre pour le caler contre sa hanche.

— Mais dites-moi, où est donc le futur papa pour vous laisser porter une chose pareille ?

Un léger rictus amer tord les lèvres de Louise.

— Le papa ? À c't'heure-ci, il est au fond de la fosse 18, à casser du charbon pour nous faire vivre. Il ne remontera qu'à la nuit.

Le sac bien calé contre sa hanche, le dos tordu par l'effort, Émile accompagne Louise sur les quelques mètres qui les séparent de sa porte. Il dépose le fardeau sur le seuil avec un grognement.

— J'vous remercie mille fois, Monsieur, dit-elle, remarquant pour la première fois sa simple chemise de lin. Mais vous allez attraper la mort ! Vous vous baladez en chemise par un temps pareil… Entrez donc boire un café, ça vous réchauffera. C'est la moindre des choses.

L'invitation est inespérée. Émile accepte avec un hochement de tête reconnaissant.

Il la suit à l'intérieur. Une chaleur douce et enveloppante le saisit aussitôt, contrastant avec le froid humide de la rue. La pièce unique, qui fait office de cuisine, de salle à manger et de salon, est chauffée par un typique poêle à charbon en fonte noire, qui trône au centre. Les murs, autrefois blancs, sont jaunis par la fumée. Au sol, de simples carreaux de ciment à motifs. Une grande table en bois sombre occupe la majeure partie de l'espace, entourée de quelques chaises paillées. Contre un mur, un buffet en bois sombre ; sur la table carrée, une toile cirée à fleurs un peu passée. C’est l’intérieur typique d’une maison de coron, où chaque objet a sa place et son utilité. C'est simple, modeste, mais impeccablement tenu.

— Asseyez-vous, je vous en prie.

Émile s'installe sur une chaise en bois qui grinça sous son poids, à l'angle de la table. Il observe Louise s'affairer. Avec des gestes précis, elle retire une bouilloire fumante posée sur un vieux fourneau et verse l'eau frémissante sur la mouture dans une vieille cafetière italienne en fer-blanc. Le parfum puissant de la chicorée emplit la pièce.

Quelques instants plus tard, elle dépose deux tasses épaisses et fumantes sur la table, puis s'assoit lourdement en face de lui. Elle pousse un profond soupir de soulagement, ses deux mains venant se poser instinctivement sur son ventre proéminent, comme pour le protéger.

— Votre bébé arrive bientôt, on dirait, commence Émile d'une voix douce.

— Pour le mois prochain, si Dieu le veut, répond-elle avec un sourire fatigué.

— Vous avez déjà une idée de comment vous l'appellerez ?

Ses yeux s'illuminent d'une lueur tendre.

— Oh oui. Si c'est une fille, ce sera comme moi, Louise. J'aime bien mon prénom. Et si c'est un garçon… ce sera Théophile.

Théophile. Le nom frappe Émile comme un coup de poing. Il sait, pour avoir épluché les registres d'état civil jusqu'à en connaître chaque rature, que son arrière-grand-père s'appelait Théophile Marius Suerinck. Mais il sait aussi que tout le monde, toute sa vie, l'appellera par son second prénom, Marius.

— Théophile ? répète-t-il, feignant une simple curiosité.

— C'est le prénom du cousin de mon mari, Edmond, explique-t-elle.

Émile sent une goutte de sueur perler sur sa tempe, malgré la fraîcheur ambiante. Il prend une gorgée de café brûlant pour se donner une contenance. Le mensonge est là, posé sur la table entre eux, aussi tangible que les tasses fumantes. Edmond Suerinck n'a jamais eu de cousin s'appelant Théophile. Mais un siècle plus tard, Émile, lui, connaît le secret. Ce secret que Louise ordonnera plus tard de garder sous silence. Il doit improviser, et vite.

— Edmond ? Mais… alors vous êtes Louise, sa compagne ! s'exclame-t-il avec un naturel qu'il ne se connaît pas. Quelle coïncidence ! Je suis Émile, un autre cousin. Son cousin de Gand.

Le visage de Louise se fige. La surprise laisse place à une méfiance palpable. Ses yeux se plissent.

— Je ne savais pas qu'Edmond avait un cousin qui s'appelait Émile.

Le piège se referme. Embarrassé, Émile tente une joute d'éloquence désespérée, puisant dans les fragments de l'histoire familiale qu'il connaît.

— Oui ! Bien sûr. Cela doit bien faire presque dix ans que nous ne nous sommes pas vus. J'arrive justement par le train de Gand. D’ailleurs, je ne savais même pas qu'il avait quitté les docks pour la mine ! Il faut croire qu'il aime donner le prénom de ses cousins à ses enfants. Son premier ne s'appelait-il pas Émile, lui aussi ?
Il marque une pause, laissant le poids de ses mots s'installer.

— Malheureusement, il n'a pas vécu bien longtemps. J'ai été tellement désolé pour lui et pour vous lorsque je l'ai appris.

Il a joué sa carte maîtresse. Le premier-né d’Edmond, mort en bas âge, s'appelait bien Émile. L'expression de Louise s'adoucit. Le mur de méfiance s'effrite. Elle acquiesce d'un lent signe de tête, comme si cette explication, bien que surprenante, comblait une lacune. Le soulagement qui parcourt Émile est immense.

— Et vous, reprend-elle, son ton redevenu plus chaleureux, que faites-vous comme travail ?

— Moi ? Euh… et bien, je suis archiviste. Je m'occupe de vieux papiers. Je suis chargé de faire en sorte qu'ils… – il cherche ses mots – …qu'ils traversent le temps, en quelque sorte.

Louise éclate d’un rire franc, tonitruant, qui fait vibrer sa poitrine.

— Des vieux papiers ! Mais qui ça peut bien intéresser, toute cette paperasse ? La moitié des gens d’ici ne savent même pas lire leur propre nom !

Émile sourit doucement, un sourire teinté d'une infinie ironie. Si elle savait… Si seulement elle savait l'identité de l'homme qu'elle accueille à sa table, et tout ce que ces « vieux papiers » lui ont appris sur sa vie à elle, sur ses secrets. Elle-même, il le sait, ne sait ni lire ni écrire. Son nom, au bas des actes, sera toujours remplacé par une simple croix.

— Alors, vous venez de Gand ? relance-t-elle, pensive. C'est là-bas, il y a un an, que j'ai rencontré mon Edmond. C'est bizarre que…

Elle n’achève pas sa phrase. Décidément, elle est d’une nature soupçonneuse. Il enchaîne aussitôt, pour couper court à ses doutes.

— C'est que cela fait plusieurs années que je suis parti sur Paris. J'y avais rejoint Théophile, justement, pour des affaires familiales. C'est seulement maintenant que je reviens dans le Nord.

“Voilà à quoi servent les vieux papiers, ma chère Louise, pense-t-il sombrement. À savoir. À mentir avec la vérité.”

À cet instant, la porte s'ouvre et une petite fille d'environ six ans entre timidement. Mince, presque frêle, avec de longues nattes brunes et des yeux sombres, immenses, dans un visage pâle.

— Eugénie, ma fille ! lance Louise, son visage s’éclairant. Te revoilà de l’école. Dis bonjour au Monsieur.

La petite fille s'approche et salue Émile d'un bref hochement de tête, sans un mot, se cachant à moitié dans les jupes de sa mère. Elle est le portrait craché de Louise. Mais son regard est différent. Ce n'est pas celui de sa mère, ni celui que Marius aura bientôt. C'est un regard plus ancien, chargé d'une gravité qui ne sied pas à son âge.

Le grincement de la chaise contre le sol tire Émile de sa contemplation. Il se lève.

— Je vais vous laisser vaquer à vos occupations, chère Louise. Le devoir m’appelle. Saluez bien Edmond pour moi.

Il s'attend à une question, à de l'hésitation. Mais Louise, pragmatique, lui offre la plus simple des parades.

— Et trouvez-vous un bon manteau, dit-elle pour toute réponse, en lui ouvrant la porte. Il fait encore frisquet en ce mois d'avril.

Lorsqu’il referme la porte du numéro 262 derrière lui, une vague de sentiments contradictoires le submerge. Une rage sourde et une immense pitié. Il se met à marcher d'un pas rapide, sans plus prêter attention aux maisons, aux gens, à la suie qui tombe en flocons invisibles. Son esprit est resté derrière cette porte, dans la chaleur du poêle à charbon. La pauvre. Elle n'y peut rien. Elle se protège comme elle le peut.

La phrase résonne dans sa tête, en boucle : « C'est là-bas, il y a un an, que j'ai rencontré mon Edmond. » Et l'image de la petite Eugénie, six ans, qui s'impose comme une preuve irréfutable. Une simple soustraction. 1912 moins six ans, cela fait 1906. Elle avait donc déjà une fille de cinq ans quand elle a rencontré "son" Edmond en 1911. Un an plus tôt.

Oui, elle a bien rencontré un Edmond en 1911. Après avoir fui. Dans la tête d’Émile, les fragments de l’histoire, découverts au prix de tant d’efforts, se remettent en place dans un tourbillon mélancolique. Il imagine cette nuit funeste de 1911, à La Madeleine. Il imagine Louise, quittant sa vie en pleine nuit, emmenant avec elle la seule enfant qu’elle ait pu sauver, Eugénie. Un voyage en train, toute une journée, pour arriver au milieu de la nuit dans la ville inconnue de Gand, un portail, un espoir : celui du « Refuge de Marie » qui accueille les femmes comme elle.

 Gand – 1912 : "Le Refuge de Marie"

 Gand – 2025 : "Le Refuge" (devenu une Maison de Repos pour Personnes âgées)

Comment a-t-elle rencontré cet autre Edmond, celui qui l’accueillera, elle et sa fille ? Il l’ignore. Mais il sait qu’ici, à Marchienne-au-Pont, ils vivent ensemble juste avant de disparaître à nouveau. Pendant quinze ans, pour Émile, ce fut le grand vide. Quinze années où il a cherché en vain dans les archives la moindre trace de Louise et de son fils Marius. Rien. Elle s’était cachée. Et elle avait de bonnes raisons.

Tout ce qu’il savait, c’était qu’un jour de 1926, ils réapparaîtraient à Billy-Montigny, dans le Pas-de-Calais. Marius travaillerait un temps à la mine, avant de perdre sa mère et de se marier, la même année, en 1931. Mais entre 1912 et 1926 ? Le néant. Émile avait fini par abandonner.

Jusqu’à ce jour de février 2023. Le contact inespéré d’un enseignant à la retraite. Il avait en sa possession un cahier rouge, retrouvé dans une décharge quarante ans plus tôt. Il avait longtemps cherché des Suerinck, sans succès, jusqu’à ce que le hasard du web le mène à l’arbre généalogique d’Émile.

C’était le journal de Léonard Suerinck. Le fils que Louise n'avait pas pu emmener avec elle lors de sa fuite. Entièrement rédigé d’une écriture appliquée, le récit de Léonard commençait par cette nuit de 1911. Enfermé dans les toilettes avec sa mère, terrorisé, pendant que son père, Edmond Suerinck – le premier, le vrai –, saoul et fou de rage, tambourinait contre la porte en hurlant qu’il allait la tuer. Elle le connaissait, ce bougre. Elle savait de quoi il était capable. Le lendemain, à l’aube, elle était partie sans prévenir personne, avec Eugénie. Léonard, lui, était resté. Il racontait ensuite sa vie, son placement, sa quête… jusqu’à ce jour de 1921 où il avait enfin retrouvé sa mère. À La Louvière, en Belgique.

Comme Léonard, un siècle plus tard, Émile avait, lui aussi, retrouvé Louise. Dans des archives qu’il n’aurait jamais pensé à consulter. Pas dans la chair, mais dans ces « vieux papiers » qu'elle méprisait tant.

Les contours des maisons de la rue Bayemont deviennent flous, les couleurs se fondent à nouveau les unes dans les autres. Le bourdonnement revient, plus doux cette fois, comme une marée qui se retire. La dernière pulsation de la montre à gousset résonne dans le silence de son salon.

Il repose délicatement l'objet sur l'étagère et se dirige vers son bureau. D'un geste lent, il ouvre le tiroir du haut. Il en sort un document, une photocopie d'une page des registres de population belges de la ville de La Louvière, datée de 1921. Le fruit de ses recherches après la lecture du cahier de Léonard. Il a retrouvé Louise, et tellement plus. Bien plus qu'il n'aurait pu l'imaginer.

Son doigt suit la ligne. Louise, y lit-on, « épouse Suerinck ». Et en dessous, les enfants vivant sous son toit : Suerinck Eugénie, née en 1906. Suerinck Marius, né en 1912. Suerinck Louisa, née en 1917. Puis, sur la ligne réservée au chef de famille, ces mots qui résolvent toute l'énigme : Slingeneyer Edmond, concubin.

Émile fixe le mot. Concubin. Un simple statut administratif qui cache un drame et un acte de courage. Elle vivra avec cet autre Edmond jusqu’en 1926, année de leur retour en France. Marius a alors treize ans. C'est à partir de ce moment que le récit familial est sciemment amputé de sa branche belge. L'histoire est tue, transformée en un secret pesant. Louise et Marius emporteront l'existence de ce second Edmond dans leur tombe, loin, bien loin de s'imaginer qu'un siècle plus tard, un de leurs descendants, peut-être un peu trop curieux, remuerait ciel et terre pour déterrer cet héritage caché.

Émile replace la feuille de papier dans sa chemise cartonnée et repousse doucement le tiroir de son bureau. Le bruit du bois qui coulisse est le seul son dans le silence de la pièce. Il se lève et retourne devant le mur des ancêtres. Son regard croise à nouveau celui de Louise, puis celui de Marius. Après des années de questions, de doutes, de pistes froides et de révélations fracassantes, une paix étrange s'installe en lui. La quête est terminée. Une autre commence.

C'est décidé. Il va enfin lever le voile sur ce secret qui a empoisonné plusieurs générations de non-dits et de silences gênés. Il va rendre son histoire à Louise, la fugitive courageuse. Et il dévoilera la vérité sur Edmond. Sur les deux. Car telle est la plus grande leçon que nous lèguent les archives et les silences : un arbre généalogique n'est pas une science exacte, mais une carte de vies humaines où les noms sont parfois des leurres et les dates, des paravents. Il faut apprendre à lire entre les lignes de l'histoire, car dans le grand roman de chaque famille, un Edmond peut toujours en cacher un autre.

Un sourire se dessine sur ses lèvres. Il imagine. Si ce que l'on dit est vrai, si un jour ses ancêtres doivent l'accueillir de l'autre côté, il sait déjà ce qui l'attend. Aux portes du paradis, ou de l'endroit où vont les âmes des femmes de caractère, Louise Deroo l'attendra de pied ferme. Et avec son franc-parler légendaire, elle lui collera une sacrée remontrance pour avoir éventé son secret le mieux gardé. Et peut-être, juste après, elle le prendra dans ses bras.

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Commentaires

Landreau Laure
il y a 8 heures

Quel joli récit !