En généalogie, il existe deux fils d'Ariane pour remonter le labyrinthe du temps. Le premier est le plus visible, le plus bruyant : c'est la voie agnatique, celle qui se transmet de père en fils comme un flambeau officiel. C'est l'histoire du patronyme, de la signature et de la loi. J'ai déjà exploré cette route pavée d'encre et de papier dans mon récit « De Zeurynck à Suérinck : les signatures de mes ancêtres à travers les siècles ».
Mais il existe une autre voie, plus discrète, presque souterraine, car elle change de nom à chaque génération : la lignée cognatique, ou plus précisément ici, l'ascendance matrilinéaire absolue. C'est le lien du sang plutôt que celui du nom. C'est une chaîne ininterrompue de mères et de filles, une transmission intime, « ombilicale », qui traverse les siècles sans se soucier des étiquettes de l'état civil. Aujourd'hui, je délaisse la plume de mes pères pour me tourner vers l'autre extrémité de mon arbre. Je tire ce fil rouge féminin en partant de ma grand-mère maternelle pour redonner voix à celles qui ont assuré la survie de la lignée.
Tout commence par une odeur. Celle, indéfinissable et rassurante, qui flottait dans les maisons du Nord au début des années 90 : un mélange de café chaud, de cire d'abeille sur les meubles foncés et de cette humidité propre aux étés orageux de Leforest, à la frontière du bassin minier.
Nous sommes le 25 juillet 1992. C'est un jour de fête, le jour de mes six ans. Mais dans mes souvenirs d'enfant, le gâteau et les cadeaux s'effacent au profit d'une image beaucoup plus douce. Je suis assis sur les genoux de mon arrière-grand-mère. Elle s'appelle Julienne. Sa main, parcourue de veines saillantes qui dessinent comme une carte géographique sous sa peau fine, caresse mes cheveux. À côté d'elle se tient sa fille, ma grand-mère Marie-Thérèse.
Du haut de mes six années, je lève les yeux vers cette figure tutélaire et je pose la question qui tue, celle que seuls les enfants osent poser :
— Mémé, tu as quel âge ?
Julienne me sourit et lâche ce chiffre qui me paraît alors vertigineux :
— J'ai 86 ans, mon grand.
Quatre-vingt-six ans ! Pour moi qui viens d'apprendre à compter, c'est un âge canonique, presque éternel. C'est alors que la conversation glisse, comme par magie. Mes deux grands-mères, la mère et la fille, oublient un instant l'enfant pour convoquer les fantômes. Elles se mettent à parler de leurs mères, de leurs grands-mères. Des prénoms surgissent du passé : Julie, Léonie...
— Tu sais, ma mère a vécu jusqu'à 95 ans, raconte Julienne avec une pointe de fierté dans la voix. Et elle a connu une mémé qui a vécu jusqu'à presque 100 ans ! C'était au temps de Napoléon...
Ce jour-là, sans le savoir, au milieu des rires et des anecdotes familiales, je venais de recevoir mon héritage. J'ai alors décidé de tirer sur ce fil rouge, ce fil de mon « matrimoine », pour faire place aux femmes que la généalogie met souvent de côté au profit de la lignée qui transmet son nom, et remonter le temps jusqu'à la source, avant de redescendre, génération après génération, jusqu'à aujourd'hui.
10e génération : Thérèse RIQUET (1723-1795) – l’aïeule du Grand Siècle
L'aube d'une vie : l'enfant de l'après-guerre
L'histoire de Thérèse s'ouvre sur le frimas. Lorsqu'elle pousse son premier cri, ce 24 janvier 1723 à Raimbeaucourt, les plaines de la Pévèle sont figées par l'hiver, enveloppées d'un silence blanc et cotonneux. Si le village semble paisible, les murs des chaumières tremblent encore de souvenirs glacés. Thérèse est une enfant de la survie, née dans un monde qui panse à peine ses plaies.
Ses parents portent en eux le traumatisme du « Grand Hiver » de 1709, cette année maudite où les oiseaux tombaient gelés en plein vol et où le vin rouge se transformait en glace au fond des carafes, jusque sur la table du Roi-Soleil. Thérèse n'a pas connu cet effroi, mais elle grandit dans son écho. Elle voit le jour alors que Louis XV, encore adolescent, entame son règne personnel. La France est alors la puissance dominante d'Europe, un colosse de pierre et d'or, mais à Raimbeaucourt, loin des fastes de Versailles, la vie reste une lutte âpre. Ici, on ne vit pas au rythme des bals, mais à celui de la terre, qui donne peu et reprend souvent.
Le sacre de la « Ménagère »
Dans les registres jaunis par le temps, un seul mot résume son existence : « ménagère ». Aujourd'hui, le terme nous semble banal, presque terne. À l'époque, il désigne pourtant une fonction vitale, un combat quotidien contre le néant. Thérèse n'est pas simplement celle qui balaie la terre battue. Elle est la gardienne de la flamme, la vestale du foyer.
C'est elle qui, par des prodiges d'économie, transforme le maigre produit des champs en repas chauds pour la famille. C'est elle qui, lors des longues veillées d'hiver, s'installe près de l'âtre pour filer le lin, ses doigts rêches dansant sur le fuseau à la lueur vacillante des chandelles de suif. Sa vie bascule doucement le 6 juin 1748, lorsqu'elle unit son destin à celui de Jean Charles Dapvril. Leur monde semble immuable, une éternité rythmée par le son familier des cloches de l'église Saint-Géry qui appellent à l'Angélus, et par la visite redoutée des collecteurs d'impôts royaux, la gabelle et la taille, qui prélèvent la sueur des paysans pour financer les guerres lointaines.
Le crépuscule d'un monde et l'aube d'un autre
La fin de sa vie prend des allures d'épopée. Thérèse a déjà 66 ans, l'âge de la sagesse et du repos, quand, à Paris, une forteresse tombe. La prise de la Bastille n'est d'abord qu'une rumeur lointaine, mais bientôt, le vent de l'Histoire souffle en tempête sur Raimbeaucourt. Thérèse, la fidèle sujette née sous la monarchie absolue, voit son univers s'effondrer pan par pan.
Elle assiste, sans doute avec effarement, à l'inimaginable : les prêtres que l'on chasse ou qui se cachent, les biens de l'Église vendus aux enchères, et même le temps qui change de nom. Le calendrier chrétien, vieux de plus de mille ans, est aboli. On ne parle plus de semaines, mais de décades ; on ne fête plus les saints, mais les vertus et les outils. C'est dans ce tourbillon qu'elle tire sa révérence. Elle s'éteint dans son village natal le 18 messidor an III (le 6 juillet 1795 pour l'ancien temps). Quelle ironie pour cette femme née sous Louis le Bien-Aimé de mourir citoyenne d'une République, alors que la France, encerclée, guerroie contre l'Europe entière ! Elle a tenu bon, juste assez longtemps pour passer le flambeau, encore fumant de ces bouleversements, à sa fille Elisabeth.
9e génération : Elisabeth DAPVRIL (1754-1823) – la « Mère Courage » de la Révolution
Une jeunesse à l'ombre des Lumières
Elisabeth voit le jour le 8 juillet 1754, au cœur de l'été. Tandis qu'à Paris et dans les salons feutrés, les esprits s'échauffent autour des idées nouvelles de Voltaire et Rousseau, parlant de "Liberté" et de "Raison", la réalité d'Elisabeth est tout autre. À Raimbeaucourt, les Lumières ne sont pas celles de l'esprit, mais celles, écrasantes, du soleil sur les champs de blé qu'il faut moissonner. Elle grandit dans cette France du silence, cette immense majorité paysanne qui porte le royaume sur ses épaules voûtées, loin des fracas philosophiques, mais les pieds bien ancrés dans la glaise.
Le vertige du lendemain : destin de journalière
Le mot qui définit son existence est âpre : « journalière ». Ce terme ne désigne pas un métier, mais une condition, celle de l'incertitude absolue. Elisabeth ne possède rien, ou si peu. Chaque aube est une nouvelle quête : elle doit vendre la force de ses bras, louer sa sueur au jour le jour pour espérer manger le soir. Sans terre à elle, elle est à la merci des saisons et des maîtres.
Sa vie de femme est marquée par une résilience farouche. Veuve une première fois, elle choisit de parier à nouveau sur la vie. Elle se remarie à Raimbeaucourt le 5 juin 1787 avec Louis François Dubois. L'air est alors lourd, chargé d'électricité statique. Nous sommes à la veille d'un orage qui va balayer le monde. Sans le savoir, les jeunes mariés s'unissent au bord du précipice de 1789.
Traverser la tempête de l'Histoire
Imaginez Elisabeth en 1793. La « Terreur » n'est pas pour elle un chapitre de manuel scolaire, c'est une peur qui lui tord le ventre au quotidien. Dans le Nord, la menace est double et terrifiante. À la frontière toute proche, les canons des armées autrichiennes tonnent, menaçant d'envahir la plaine. À l'intérieur, la guillotine fonctionne à plein régime à Arras, sous la main de fer du représentant Lebon. On se méfie des voisins, on cache son grain.
Elisabeth a 39 ans, l'âge où l'on devrait être installée, mais elle doit se battre pour nourrir sa nichée alors que le prix du pain atteint des sommets vertigineux. A-t-elle tremblé chaque soir en attendant le retour de Louis François, craignant la réquisition ou la dénonciation ?
Elle sera plus forte que l'Histoire. Elle survit à tout : à la chute de la Monarchie, aux folies de la République, à la gloire sanglante de l'Empire de Napoléon et à la débâcle de Waterloo. Elle voit passer les armées, les régimes et les couronnes. Lorsqu'elle rend son dernier soupir le 15 janvier 1823, sous la Restauration, elle a épuisé le siècle. Elle s'éteint dans un monde apaisé mais transformé, ayant vu défiler sous ses fenêtres plus de bouleversements politiques que n'importe quelle autre génération avant ou après elle.
8e génération : Séraphine DUBOIS (1796-1896) – la centenaire qui a vu naître l'Industrie
Née sous l'étoile froide du Directoire
L'histoire de Séraphine débute sur une curiosité administrative, un clin d'œil de l'Histoire. Elle ne naît pas un 14 décembre 1796, mais le 24 frimaire de l'an V. En cet hiver 1796, Raimbeaucourt vit à l'heure du calendrier républicain. La Révolution a balayé les saints pour les remplacer par des noms de plantes ou d'outils ; Séraphine est une enfant du « mois des gelées ». Alors qu'elle s'éveille à la vie dans le berceau familial, l'Europe a les yeux rivés vers l'Italie où un jeune général corse de 27 ans, un certain Napoléon Bonaparte, est en train de stupéfier le monde par ses victoires éclairs au pont d'Arcole. Séraphine ignore encore que l'ombre de ce petit homme va planer sur toute sa jeunesse.
Le témoin d'un siècle en mutation
Séraphine n'est pas qu'une ancêtre sur un arbre généalogique ; elle est un monument de chair et d'os. Elle va traverser le XIXe siècle de part en part, vivant 99 ans et un mois, une éternité pour l'époque. Lorsqu'elle épouse Louis Joseph Dubus le 27 janvier 1818, l'Empereur est déchu, exilé sur son rocher, et un roi, Louis XVIII, est assis sur le trône. Mais le véritable bouleversement n'est pas politique, il est paysager.
Toujours « journalière », attachée à la glèbe, Séraphine voit le monde changer de couleur sous ses fenêtres.
-
La naissance du Pays Noir : Là où, enfant, elle ne voyait que des champs de blé onduler sous le vent, elle voit peu à peu surgir d'étranges cathédrales de briques et d'acier. L'horizon se hérisse de cheminées d'usines et de chevalements de mines. Le silence de la campagne est rompu par le sifflement des machines à vapeur et le fracas du chemin de fer. Elle assiste, spectatrice, à la naissance de l'industrie qui fera la fortune et le malheur du Nord.
-
La survivante du fléau bleu : Sa longévité tient du miracle car elle a dû esquiver la mort à maintes reprises. Elle a survécu aux terribles épidémies de choléra de 1832 et 1849. Ce mal invisible, venu d'Asie, semait une terreur absolue — la fameuse « peur bleue ». On voyait ses voisins, sains le matin, mourir le soir même, le visage cyanrosé. Que Séraphine ait traversé ces hécatombes sans succomber, dans des conditions d'hygiène précaires, relève d'une constitution de fer.
La doyenne des deux mondes
Lorsqu'elle s'éteint doucement le 21 janvier 1896, Séraphine a accompli un voyage temporel vertigineux. La petite fille qui s'éclairait à la chandelle de suif et se chauffait au bois mort meurt à l'époque où Paris a déjà construit sa Tour Eiffel, où les frères Lumière viennent de projeter leur premier film et où l'on commence à voir rouler les premières automobiles pétaradantes. Elle est partie en emportant avec elle la mémoire de l'Ancien Régime, tout en laissant à ses descendants les clés d'un monde moderne, électrique et bruyant. Elle fut le trait d'union vivant entre la faucille et le marteau-pilon. Était-ce elle, cette fameuse « mémé » quasi-centenaire dont Julienne me parlait avec tant de fierté cent ans plus tard ?
7e génération : Adèle DUBUS (1818-1890) – le prolétariat des champs
L'enfant de la Restauration : grandir après l'Orage
Adèle ouvre les yeux le 27 septembre 1818 à Raimbeaucourt. La France qu'elle découvre est une nation blessée, convalescente. L'épopée napoléonienne s'est fracassée trois ans plus tôt à Waterloo, laissant place au retour des Rois et à l'occupation étrangère. Si les Cosaques et les Prussiens ont quitté les chemins du Nord, l'humiliation de la défaite flotte encore dans l'air.
Adèle grandit sous cet « Ordre Moral » rétabli, où le clocher de l'église reprend sa place centrale, dominant les consciences et rythmant les jours. Elle est une enfant de ce retour au calme apparent, une époque où l'on tente d'oublier la fureur révolutionnaire pour se recroqueviller sur la tradition.
Une vie de labeur invisible : la fiancée de l'hiver
Adèle incarne la condition féminine rurale du XIXe siècle dans ce qu'elle a de plus âpre. Elle est « journalière », un terme qui sent la terre et la fatigue. Elle appartient à ce prolétariat des champs, ces oubliés qui n'ont que leurs bras pour capital. Sa vie est une horloge calée sur les saisons : les échines courbées sous le soleil pour les moissons l'été, les mains gercées par le froid pour l'arrachage des betteraves — cet « or blanc » du Nord — à l'automne.
Même son amour obéit au calendrier agricole. Elle épouse Louis « Jacques » Wagon le 7 janvier 1841. Pourquoi ce mariage au cœur de l'hiver, dans le froid mordant de janvier ? Parce que c'est la « saison morte », le seul moment où la terre, gelée et dure comme la pierre, accorde un répit aux paysans. On ne se marie pas quand le blé attend ; on se marie quand la charrue dort.
L'érosion d'une vie face au progrès
Le destin d'Adèle est celui de l'immobilité dans un monde qui s'accélère. Sa vie ne connaît pas d'ascension sociale fulgurante. Elle reste ancrée à sa terre glaise, alors que tout autour d'elle, le paysage se métamorphose brutalement. À l'horizon, les premiers terrils commencent à griffer le ciel ; les hommes du village, de plus en plus nombreux, délaissent les champs pour descendre au fond de la mine, attirés par la promesse d'un salaire régulier.
Adèle, elle, reste une femme de l'ancien temps. Lorsqu'elle quitte ce monde le 8 décembre 1890 à 72 ans, usée par un demi-siècle de labeur physique, elle a vu passer trois Rois, un Empereur et deux Républiques. Elle a vu naître l'école laïque de Jules Ferry qui promet d'instruire ses petits-enfants, mais elle emporte avec elle le souvenir d'un monde rural silencieux, lent et immuable, qui est en train de disparaître à jamais.
6e génération : Léonie WAGON (1845-1885) – la destinée brisée
L'espoir d'une ascension : une éclaircie sociale
Léonie vient au monde le 20 février 1845 à Raimbeaucourt, alors que la France vit sous le règne pacifique du « Roi-Bourgeois », Louis-Philippe. Sur les registres d'état civil, une nuance, infime mais capitale, apparaît sous la plume du greffier : elle n'est plus qualifiée de simple « journalière » comme ses aïeules, mais de « cultivatrice ».
Ce changement de mot raconte une histoire de sueur récompensée. Il murmure une petite victoire sur la misère : la famille a sans doute réussi à acquérir ou louer un lopin de terre, peut-être quelques bêtes. Léonie ne dépend plus uniquement du bon vouloir d'un maître pour gagner son pain ; elle travaille désormais pour la récolte de son propre clan. C'est l'espoir d'une vie un peu moins précaire, où l'on peut enfin se projeter au-delà du lendemain.
Une vie fauchée en plein été
Lorsqu'elle épouse Louis Joseph Dubar le 8 janvier 1868 à Raimbeaucourt, Léonie a 22 ans, l'âge des promesses. Tout semble tracé pour une existence stable, bercée par la prospérité rurale du Second Empire, une époque où les campagnes s'enrichissent et où le chemin de fer désenclave les villages. On imagine les noces joyeuses, les rubans et l'espoir de fonder une dynastie de paysans propriétaires.
Mais le destin de Léonie va nous rappeler brutalement la fragilité de la condition féminine de son temps. Le fil de sa vie est tranché net le 10 mai 1885. Elle meurt à seulement 40 ans, au milieu de sa vie de femme. Qu'est-ce qui a emporté cette mère dans la force de l'âge ? Le « mal du siècle », la tuberculose, qui rôdait dans les chaumières humides ? Ou les suites d'une couche difficile, ce fléau qui guettait chaque maternité ? Sa mort prématurée laisse un vide immense, un silence assourdissant dans la maison, et surtout une orpheline de 15 ans, Julie. L'adolescente insouciante doit devenir femme du jour au lendemain pour remplacer la mère disparue, héritant trop tôt du fardeau du foyer.
5e génération : Julie DUBAR (1870-1965) – la gardienne du foyer sous l'orage
Née sous le signe du feu et du fer
L'arrivée de Julie dans ce monde, le 6 août 1870, sonne comme un présage sombre. Alors qu'on l'emmaillote dans ses premiers linges à Raimbeaucourt, la France vacille. À des centaines de kilomètres de là, en Alsace, la cavalerie impériale de Napoléon III se fait massacrer lors de la charge héroïque et désespérée de Reichshoffen.
Julie est une enfant de la débâcle, un bébé de « l'Année Terrible ». Son existence débute tandis que les Prussiens marchent sur Paris et que le Second Empire s'effondre dans la boue et le sang. Elle ne saura rien de cette guerre, mais elle grandira dans une France amputée de l'Alsace-Lorraine, une nation qui couvre ses horloges et ses miroirs d'un voile noir en attendant l'heure de la Revanche.
L'aiguille plutôt que la charrue : une révolution silencieuse
Avec Julie, la lignée opère une mutation décisive. Fini le dos courbé dans les champs de betteraves sous la pluie battante. Sur les registres, elle déclare fièrement : « couturière ». C'est une ascension sociale qui ne dit pas son nom. Le travail se fait désormais à l'abri, au chaud, exigeant une dextérité fine plutôt que de la force brute. C'est le temps de la dentelle, des reprises minutieuses à la lueur de la lampe.
Elle unit sa vie à Hippolyte Auguste Herbaut le 9 février 1895. Nous sommes au cœur de la « Belle Époque », ces années d'insouciance où la France s'invente un avenir radieux, entre les premières bicyclettes et les expositions universelles. Julie a 25 ans, et l'avenir semble enfin promis à la paix.
Le chêne dans la tempête
Mais l'Histoire est une bête qui répète ses morsures. Julie va devenir un roc, une matriarche inébranlable qui traversera deux apocalypses sans jamais quitter sa maison de briques rouges.
-
1914-1918 : La Grande Nuit. À 44 ans, elle voit l'horizon s'embraser à nouveau. Raimbeaucourt, comme tout le bassin minier, tombe sous la botte allemande. Pendant quatre interminables années, elle vit à l'heure de Berlin. Elle connaît la faim qui tord le ventre, le pain noir, les réquisitions de cuivre et de laine, et le bruit sourd du canon qui pilonne le front d'Artois, tout proche. Elle tient son foyer à bout de bras, attendant la fin du cauchemar.
-
1940-1944 : Le tragique écho. Elle pense avoir tout vu, mais l'Histoire bégaye. À 70 ans, devenue grand-mère, elle entend à nouveau le bruit des bottes ennemies sur les pavés du Nord. C'est la même occupation, la même peur, les mêmes privations, mais avec des cheveux blancs.
L'ombre d'un fil
Bien plus tard, alors que les guerres se sont tues, Julie affrontera une dernière épreuve. Elle perdra la vue à la suite d'un accident domestique d'une cruelle banalité. Alors qu'elle étendait son linge sur les longues cordes traversant son jardin, une voix l'interpella. Voulant descendre du tabouret qui la surélevait, elle chercha instinctivement le fil pour assurer son équilibre. Mais sa main ne saisit que l'ombre de la corde. La chute fut immédiate. Lorsqu'elle reprit connaissance, devenue aveugle, le monde s'était éteint pour toujours. Loin de se laisser murer dans le silence, elle développa une acuité nouvelle. Son ouïe devint sa seconde vue, s'affinant au point de reconnaître infailliblement chacun de ses enfants et petits-enfants à la seule musique de leurs pas approchant.
Quand sa longue veille s'achève le 5 mai 1965, à l'âge canonique de 94 ans, le contraste est saisissant. Elle qui est née au temps des calèches et des empereurs meurt à l'époque où le général de Gaulle parle à la France dans les téléviseurs en noir et blanc. Elle a été le trait d'union solide, le pilier central qui a empêché la famille de s'effondrer quand le monde autour d'elle devenait fou.
4e génération : Julienne HERBAUT (1906-1996) – l'enfant du Pays Noir
L'ombre portée du deuil noir
Julienne vient au monde le 23 avril 1906 à Raimbeaucourt. Mais le ciel sous lequel elle naît n'est pas bleu ; il est gris de suie et de larmes. Sa venue au monde est hantée par un spectre immense : à peine six semaines plus tôt, le 10 mars, la terre a tremblé à quelques kilomètres de là. C'est la catastrophe de Courrières. 1099 mineurs ont été engloutis d'un coup par le grisou et la poussière de charbon. C'est la plus grande tragédie minière d'Europe. Julienne est une enfant du deuil, née dans une région traumatisée où chaque famille ou presque compte un disparu, où les femmes portent le crêpe noir et où le silence dans les corons est lourd de reproches envers la mine dévoreuse d'hommes.
Une enfance sous la mitraille
Le destin ne lui laisse guère de répit. Julienne a tout juste 8 ans, l'âge des marelles et des premiers cahiers d'écriture, quand les cloches sonnent le tocsin d'août 1914. Son enfance s'arrête net ce jour-là. Elle ne connaîtra pas l'insouciance des cours de récréation de la République ; son école sera celle de la survie. Raimbeaucourt est envahi, le front d'Artois est tout proche. Pendant quatre ans, sa berceuse sera le grondement sourd et continu de l'artillerie qui pilonne les tranchées de Vimy et de Lorette. Elle grandit dans l'odeur de la poudre et la peur des patrouilles allemandes. Cette jeunesse volée, passée à se cacher et à rationner chaque miette de pain, forgera en elle un caractère d'acier trempé, une volonté farouche que rien ne pourra plus jamais briser.
La couture comme armure
Comme sa mère Julie avant elle, elle choisit l'aiguille pour arme. Couturière aux doigts de fée mais aux mains robustes, elle traverse les tempêtes économiques. Elle épouse Auguste Dhainaut le 26 août 1933. , ce dernier né à Nomain mais demeurant à Leforest C'est une année sombre, marquée par la Grande Dépression qui jette des milliers d'ouvriers sur le pavé, et par la montée des périls en Allemagne voisine. Mais Julienne a l'habitude de l'adversité.
Elle est la figure tutélaire, le pilier indestructible. C'est elle, cette vieille dame aux mains parcourues de veines bleues, sur les genoux de qui je trônais en 1992. Mais Julienne incarne aussi une rupture audacieuse : après sept générations de femmes enracinées dans la terre de Raimbeaucourt, elle est la première à s'arracher au berceau de ses mères. Suivant son époux au gré du travail, elle quitte le village ancestral pour Auby, puis s'ancre à Leforest, dans cette maison même où je soufflerai mes six bougies. Lorsqu'elle tire sa révérence à Leforest le matin du 6 juillet 1996 à l'âge vénérable de 90 ans, elle a accompli un voyage technologique impensable. L'enfant qui s'éclairait à la lampe à pétrole et qui a vu les premiers avions en toile survoler les tranchées s'éteint dans un monde où l'on parle d'Internet et de conquête spatiale. Elle fut le roc sur lequel notre famille s'est construite, un peu plus loin, mais toujours aussi solide.
3e génération : Marie-Thérèse DHAINAUT (1936-2020) – la mère des Trente Glorieuses
L'enfant du Front Populaire : née sous les accordéons
La grande boucle du temps se referme avec l'arrivée de Marie-Thérèse. Elle voit le jour le 11 août 1936 à Auby, dans le Nord. Sa naissance a une saveur particulière : elle est la fille de cet été mythique, celui du Front Populaire. Dehors, la France a changé de visage. C'est l'été des premiers congés payés, où les ouvriers découvrent, incrédules, la couleur de la mer et le goût de l'oisiveté. Marie-Thérèse vient au monde sur fond de grèves joyeuses, d'airs d'accordéon et d'un immense espoir populaire qui fait vibrer les corons. On croit alors que le bonheur est enfin à portée de main pour ceux qui triment au fond de la mine ou à l'usine.
L'insouciance fauchée : l'exode et la reconstruction
Mais l'Histoire est cruelle et le temps des cerises ne dure qu'un instant. L'insouciance de la petite fille est brisée net à l'aube de ses 4 ans. En mai 1940, le ciel s'effondre. C'est la débâcle. Marie-Thérèse est jetée sur les routes de l'Exode, au milieu des charrettes, des matelas et de la peur, fuyant l'avancée allemande. Puis vient le retour dans un Nord gris, classé « Zone Interdite », coupé du reste de la France. Elle grandit non pas avec des bonbons, mais avec des tickets de rationnement, apprenant la valeur de chaque morceau de pain et le bruit des bottes sur les pavés.
Sa revanche sur la grisaille, elle la prendra une fois la paix revenue. Le 7 mai 1955, à 19 ans, elle épouse André Delmer à Leforest. Elle devient « ménagère », comme ses aïeules, mais le mot a changé de sens. Elle est la femme du renouveau, celle qui fait entrer la modernité dans la lignée. C'est la révolution silencieuse du quotidien : l'arrivée de la machine à laver qui libère les mains, le réfrigérateur, le confort moderne des Trente Glorieuses. Elle voit le charbon s'effacer peu à peu pour laisser place à l'électricité et au pétrole.
Le dernier maillon : la passeuse de mémoire
Marie-Thérèse aura tout vu. Elle a connu le pic de la production charbonnière et la fermeture du dernier puits. Elle a vu le monde passer du papier carbone à l'écran tactile. Son départ, le 25 octobre 2020 à Dechy, résonne d'un écho étrange et poignant. Elle nous quitte alors que le monde entier se calfeutre, confiné face à une pandémie mondiale. Comme un ultime clin d'œil à ses ancêtres qui avaient traversé les pestes et les grippes espagnoles, elle s'en va dans un monde à l'arrêt. C'est elle qui, en ouvrant sa vieille boîte à photos en fer blanc ce jour d'été 1992, a permis que les visages de Thérèse, Elisabeth, Séraphine et les autres ne sombrent pas dans l'oubli. Elle n'a pas seulement transmis la vie ; elle a transmis l'histoire.
Conclusion : La victoire de la vie
De Thérèse, née sous Louis XV, à Marie-Thérèse, l'enfant du Front Populaire, la boucle de trois siècles est bouclée. Ce voyage à travers les registres paroissiaux jaunis de Raimbeaucourt et l'état civil républicain m’a révélé bien plus qu’une froide suite de dates ou une généalogie de noms.
En refermant ce dossier, ce que je retiens, c'est la vibration d'une force inouïe. Ce « matrimoine » n'est pas un concept abstrait. C'est une corde tressée de survie, solide comme le fil de lin que mes aïeules filaient à la veillée. Il a résisté à tout : à la famine glaciale du Grand Hiver de 1709, à la guillotine de la Terreur, aux épidémies de choléra qui vidaient les maisons en une nuit, et à la fureur de trois guerres qui ont ravagé notre sol.
Il y a un vertige existentiel à réaliser que ma présence ici, aujourd'hui, ne tient qu'à l'incroyable résilience de ces femmes. Si Elisabeth avait succombé à ses couches dans sa masure, si Séraphine avait bu l'eau souillée du choléra, si Julie avait croisé la route d'un obus en 1914, cette histoire s'arrêtait net. Je ne serais pas là pour l'écrire.
En ce jour d'été 1992, assis sur les genoux de mon arrière-grand-mère Julienne, je pensais simplement qu'elle était très vieille. Aujourd'hui, avec le regard de l'adulte, je comprends qu'elle était surtout une survivante victorieuse. Ces femmes, souvent illettrées, que l'histoire officielle a classées sous les étiquettes modestes de « journalières » ou « ménagères », ont accompli l'exploit le plus fondamental et le plus sacré : préserver la flamme de la vie pour la transmettre, envers et contre tout, à travers les orages de l'Histoire.
Les photos de la boîte à biscuits ne sont plus des images muettes. Je connais désormais le poids de leur silence et le prix de leurs sourires. Elles ne sont plus des fantômes, elles sont mes racines profondes. Et si l'Histoire avec un grand H retient le nom des généraux et des rois, mon histoire à moi porte fièrement, et pour toujours, le nom de ces couturières et paysannes de Raimbeaucourt.
La Chaîne du Temps
Continuité de la lignée de 1720 à 2020.
Chaque barre représente la durée de vie d'une ancêtre. Les chevauchements montrent les années vécues ensemble.
Ajouter un commentaire
Commentaires