#Généathème – Été 2025 : La famille Beaussart - Cinq générations de bateliers

Publié le 31 août 2025 à 20:00

Il est des métiers qui ne sont pas seulement un gagne-pain, mais une identité. Des vocations qui se transmettent comme un héritage, façonnant des lignées entières au rythme d'un labeur singulier. Le métier de batelier, à la fin du XIXe siècle, était de ceux-là. Plus qu'une profession, c'était un mode de vie nomade, une existence entière passée sur les artères fluviales qui irriguaient l'Europe industrielle. Ces familles vivaient, aimaient et mouraient sur l'eau, leurs souvenirs et leurs généalogies s'écoulant au même rythme lent que les péniches chargées de charbon ou de grains. Leurs bateaux aux noms évocateurs – « L'Hirondelle », « Le Sans-Souci », « L'Espérance » – étaient des royaumes flottants, des microcosmes où se jouaient les drames et les joies d'une vie entière. Pour comprendre cette histoire, il faut parfois se pencher sur le destin d'une seule famille, remonter son sillage à contre-courant pour en découvrir la source. C'est l'histoire de la famille Beaussart, dont le nom, depuis plus d'un siècle, est murmuré par le clapotis de l'eau contre la coque.

Chapitre I : La Naissance sur l'Espérance

Toute grande histoire familiale possède ses légendes, ses anecdotes fondatrices qui se transmettent de génération en génération. Pour la famille Beaussart, l'une de ces histoires prend racine un jour d'hiver, le 13 janvier 1891. Ce jour-là, alors que les berges sont raidies par un gel tenace et qu'un silence blanc recouvre la campagne, un cri nouveau retentit. Il ne s'élève pas entre les murs d'une maison de briques, mais dans l'exiguïté du logement d'une péniche, où la buée se colle aux hublots. Marthe, Marie Beaussart vient de naître.

Son berceau n'est autre que « l'Espérance », un bateau au gabarit "Freycinet", du nom du ministre qui, une décennie plus tôt, avait standardisé les canaux de France, permettant à ces péniches de 38,50 mètres de long de circuler presque partout. Son premier horizon est donc une cabine de quelques mètres carrés où l'odeur du bois humide se mêle à celle, plus âcre, du charbon qui crépite dans le petit poêle en fonte. Ses parents, François Beaussart et Elisa Lassalle, sont officiellement domiciliés à Merville, un port d'attache terrestre qui semble, ce jour-là, bien lointain. Mais la vie de batelier ne s'embarrasse pas de géographie administrative ; elle suit le cours des contrats et des canaux. On naît là où le travail et le courant vous mènent. Pour Marthe, ce sera sur les eaux gelées du canal à Billy-Berclau, au cœur du bassin minier, où sa naissance sera déclarée par un père fier et transi de froid, ajoutant un point de plus sur la carte mouvante de l'existence familiale.

Cette enfant, qui ne sera légitimée que cinq ans plus tard par le mariage de ses parents – une autre réalité de cette vie nomade où les conventions terrestres peinent à s'imposer au calendrier du fret – incarne alors la cinquième génération de Beaussart à vivre de la rivière. Son arrivée n'est pas un événement isolé, mais la continuation d'une tradition, la répétition d'un cycle presque immuable. Dès son premier souffle, l'eau est son élément, le balancement de la péniche son premier réconfort. Elle porte en elle, sans le savoir, plus d'un siècle de savoir-faire, de peines et de fierté.

Chapitre II : François et Elisa, l'Union sur le Pont

Pour comprendre la naissance de Marthe, il faut remonter le courant jusqu'à ses parents. François, son père, est un homme de la rivière, un vrai. Né en 1858 sur les eaux d’Arques, haut lieu de la batellerie, il a vu le jour sur cette même « Espérance », comme s'il était prédestiné à en prendre la barre. Le métier, il ne l'a pas appris dans une école, mais sur le pont, dès ses premiers pas mal assurés. Il a appris à lire le ciel et le sens du vent avant de savoir déchiffrer les lettres, à écouter le clapotis de l'eau contre la coque pour en deviner la profondeur, à connaître par cœur chaque écluse, chaque pont, chaque méandre dangereux du nord de la France.

Sa rencontre avec Adèle Lassalle est une évidence, une confluence naturelle. Fille de bateliers elle aussi, elle connaît cette vie de labeur incessant et ne s'effraie ni du froid de l'hiver, ni de la promiscuité, ni du travail physique. Le mariage, pour eux, est moins une union romantique qu'une fusion de deux forces de travail, la constitution d'un équipage viable. Sur la péniche, les rôles sont définis par la nécessité. Pendant que François est à la barre, le regard fixé sur le chenal, luttant contre les courants ou négociant le passage délicat d'une écluse, Adèle est partout. Elle est la maîtresse du foyer flottant, préparant les repas qui réchauffent, s'occupant des enfants, mais elle est aussi une matelote indispensable. C'est elle qui saute à terre pour passer les amarres, qui tourne la manivelle des écluses, et qui, parfois même, s'attelle à la "bricole" pour aider au halage lorsque les chevaux peinent dans la boue.

Leur univers est un huis clos familial où le travail ne s'arrête jamais. Les grands-parents, parents de François mais aussi ceux d'Adèle, vivent et travaillent encore avec eux sur le bateau. La péniche n'est pas seulement un foyer, c'est une entreprise familiale flottante, où trois générations cohabitent dans un espace minuscule, partageant les tâches et les maigres profits. Ensemble, ils transportent le charbon, les céréales ou les matériaux de construction qui nourrissent la révolution industrielle, témoins silencieux et acteurs essentiels d'un monde en pleine mutation.

Chapitre III : Le Sillon des Ancêtres

Si François est né sur l'eau, c'est qu'il suivait le sillon tracé par son propre père, prénommé François lui aussi, né en 1810. Cet homme, qui avait épousé Rosalie Defer, avait connu l'âge d'or de la batellerie, cette période où, avant que le chemin de fer n'impose sa loi d'acier, les voies d'eau étaient les reines du transport. Avec Rosalie, il avait vu le réseau de canaux s'étendre, promettant de nouveaux marchés, mais il avait aussi senti les premiers frémissements de la concurrence du rail, plus rapide, plus fiable. C'est lui qui avait fait de « l'Espérance » plus qu'un outil de travail : une véritable maison, un legs pour sa descendance, un capital à défendre contre les temps difficiles.

Mais pour trouver la source de cette vocation familiale, il faut remonter plus loin encore, jusqu'au fils de la toute première génération, Jean-Baptiste, né en 1773. C'est lui qui consolida l'entreprise familiale. À une époque où beaucoup de bateliers n'étaient que des employés, il s'imposa comme un artisan indépendant, respecté pour sa fiabilité et son sens des affaires. Il profita des bouleversements de la Révolution, qui, en abolissant les anciens péages seigneuriaux et les corporations, avait libéralisé la navigation et ouvert la voie aux entrepreneurs audacieux. Il fit du nom Beaussart un gage de confiance sur les voies navigables, un nom que les chargeurs se recommandaient. Il prit la relève de son père, naviguant sur des eaux qui, peu à peu, voyaient leur visage changer avec la construction de nouvelles écluses et de nouveaux canaux, adaptant sans cesse ses techniques et ses routes.

Chapitre IV : La Source – Jean-Baptiste et Marie-Angélique

Et nous voici arrivés à la source de notre histoire, au milieu du XVIIIe siècle, bien avant la Révolution. Vers 1760, un jeune homme du nom de Jean-Baptiste Beaussart, premier du nom, décide de quitter la terre ferme. Il n'a rien, si ce n'est sa force de travail, une intelligence vive et une fascination pour cette vie de liberté et de labeur qu'il observe depuis les berges. Il trouve à s'employer comme matelot sur la péniche d'un certain Adrien Carpentier, un vieux batelier expérimenté et bourru, qui connaît la rivière comme sa poche. À cette époque, la navigation était encore une aventure. Les canaux étaient rares, et il fallait surtout composer avec les humeurs des fleuves, leurs crues soudaines et leurs étiages.

Le destin, souvent, se noue au détour d'un canal. Adrien Carpentier, veuf, a pris sous son aile sa petite-fille, Marie-Angélique Semacque, devenue orpheline de père. Elle travaille sur le pont, entre les cordages et les sacs de grains, possédant la grâce agile de ceux qui sont nés sur l'eau. C'est là, sur cet espace restreint où les vies s'entremêlent, que son regard croise celui de Jean-Baptiste. Entre eux naît un amour simple et profond, forgé dans le partage des tâches quotidiennes, les manœuvres sous la pluie et les rêves d'avenir chuchotés lors des longues soirées à l'ancre.

Convaincu de la valeur du jeune homme, Adrien Carpentier consent à leur union. Ils se marient et fondent leur propre foyer sur l'eau. En 1773, la naissance de leur fils, qu'ils prénomment également Jean-Baptiste, scelle le destin de la lignée. Le jeune apprenti est devenu patron, prenant la succession de son beau-grand-père. La dynastie des Beaussart, bateliers, vient de naître.

Ainsi, la naissance de la petite Marthe en 1891 n'était pas un simple événement. C'était l'écho d'une histoire commencée près de 130 ans plus tôt, un chapitre de plus dans la grande chronique d'une famille qui n'avait qu'une seule patrie : les rivières et les canaux de France. Une famille pour qui remonter le fil de l'eau, c'était comme remonter le temps.

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