Le bruit sec de la sonnette déchire le silence feutré de l'après-midi. Emile sursaute, le cœur battant. C'est lui. Le facteur. Il se précipite vers la porte, le pas fébrile, et signe le récépissé d'une main presque tremblante. Le paquet, un simple carton rectangulaire et rigide, semble lourd d'une attente de plusieurs semaines. C'est la pièce manquante, le dernier fil à tisser dans la tapisserie complexe et sombre de son histoire familiale.
De retour dans son salon, inondé d'une lumière pâle de début d'après-midi, il déchire l'emballage avec une hâte non dissimulée. À l'intérieur, protégé par du papier de soie jauni, repose un vieux journal. L'en-tête, en caractères capitales et légèrement estompés par le temps, annonce fièrement : « Le Grand Écho du Nord et du Pas-de-Calais ». Juste en dessous, la date : Jeudi 6 Février 1908. Une odeur âcre et poussiéreuse, celle des archives et des souvenirs oubliés, s'élève des pages fragiles. Emile retient son souffle, presque par respect pour cet artefact qui a traversé plus d'un siècle pour lui parvenir.
Ses doigts, précautionneux, tournent les immenses pages qui crissent comme des feuilles mortes. Il ignore les gros titres sur la politique nationale, les chroniques mondaines de Lille, les publicités pour des corsets ou des remèdes miracles. Son regard scanne, avide, les colonnes denses des faits-divers. Il cherche une brève, un entrefilet, quelques lignes seulement qui contiennent un univers de violence et de mystère.
Et puis, il le trouve. Au milieu de la page trois, coincé entre des renards chasseurs de poules à Wattignies et un incendie dans une ferme de Wattrelos. L'article est minuscule, presque anodin.
Coups et blessures à La Madeleine. — Lundi soir, vers dix heures, une affaire de coups et blessures s’est déroulée rue de Marquette, 235, à l’estaminet de la Cloche, occupé par les époux Room…
La lecture de la suite de l'entrefilet arrache un sourire involontaire à Emile. Parmi les bagarreurs, un seul nom est mentionné : celui de son ancêtre. Pour le reste, pas de détails sanglants, juste la chronique ordinaire d'une soirée arrosée qui a mal tourné. Mais pour Emile, cette brève est une pièce maîtresse. Il imagine la scène, la tension montant dans la fumée des pipes et l'odeur de bière renversée. C'est navrant, bien sûr, mais l'anecdote possède une saveur insolite, presque rocambolesque, qui détonne au milieu des drames plus convenus du journal.
Cet ancêtre, Edmond Suerinck, son arrière-arrière-grand-père, est un fantôme insaisissable. Après des années de recherches, chaque document déterré, chaque acte d'état civil, chaque recensement n'a fait qu'épaissir le mystère et noircir le portrait. Tout ce qu'Emile sait de lui est négatif : des condamnations, des déménagements furtifs, une vie passée en marge de la loi et de la morale. Le rencontrer ne sera pas sans conséquence, il le sent.
C’est aujourd’hui que doit avoir lieu son sixième #RDVAncestral.
Sur une étagère du salon, entre un globe terrestre ancien et une pile de livres d'histoire, repose une montre à gousset en argent. L'objet est lourd, lisse et froid au creux de sa main. Le couvercle ciselé s'ouvre sur un cadran d'émail blanc où les heures sont marquées en chiffres romains. Mais ce n'est pas une montre ordinaire. C'est son chronographe mémoriel, sa porte d'entrée vers les souvenirs du passé. Depuis sa première utilisation, il a compris le principe fondamental : il ne voyage pas dans le temps. Il visite un souvenir, une bulle du passé figée à jamais. Cependant, il a aussi appris une règle fondamentale et terrifiante : il y est physiquement présent. Son corps est transporté à l'intérieur du souvenir, incapable d'en altérer le cours, mais exposé à ses dangers.
On ne peut pas changer un souvenir, mais une question lancinante demeure. La montre est une technologie qu'il ne maîtrise pas pleinement, un artefact dont il ignore l'origine et les limites. Et si, par accident, il lui arrivait quelque chose là-bas ? Si son corps, bien réel, subissait des dommages ? Que se passerait-il pour lui, ici, en ce vingt-et-unième siècle ? Un frisson glacé parcourt son échine. Il chasse cette pensée d'un revers de la main. Se poser trop de questions, c'est se condamner à l'inaction. Autant toutarrêter tout de suite.
Non. La curiosité est plus forte que la peur. Il doit voir. Il doit savoir.
Sa main est ferme lorsqu'il tourne la petite molette sur le côté de la montre. Il la règle sur la date du 3 février 1908 et l'heure : 21 heures. Un léger clic métallique résonne. Aussitôt, un bourdonnement grave et profond envahit ses oreilles, vibrant à l'intérieur de son crâne. Le monde autour de lui se déforme. Les couleurs de son salon se mettent à baver, les contours des meubles s'estompent et se dissolvent dans une brume opalescente. Il ferme les yeux, se laissant emporter par le vertige.
Quand il les rouvre, l'air est glacial et sent le charbon. Il est dehors, de nuit, face à un immense portail en fer forgé. Sur sa droite, l'imposante masse de l'usine Antoine se dessine dans l'obscurité, sa haute cheminée ronde crachant une fumée noire et épaisse qui se mêle aux nuages bas. Un vacarme assourdissant s'échappe des murs de briques rouges si typiques du Nord : le fracas des machines, le sifflement de la vapeur, le cri des contremaîtres. À l'intérieur, des centaines d'ouvriers fabriquent à la chaîne des papiers de verre et des toiles Émeri. Emile frissonne, pas seulement à cause du froid. Il est bien au numéro 4 de la rue Sainte-Hélène, à La Madeleine. L'année est 1908.
Derrière le portail, au bout d'une allée pavée, une petite maison de concierge se blottit dans l'ombre de l'usine. C'est le numéro 2. Depuis une année, c'est là que vit Edmond Suerinck. C'est là qu'il attend, soir après soir, de fermer le portail derrière le dernier ouvrier. Entre-temps, il exerce son métier de mécanicien, intervenant sur les machines qui s'enrayent. C'est un homme essentiel au bon fonctionnement de ce monstre de briques et d'acier.
Sa femme, Louise, est-elle à l'intérieur ? Emile l'a déjà "rencontrée" lors d'un précédent rendez-vous, en juin dernier. Elle lui était apparue comme une femme douce, le visage déjà marqué par une vie de labeur. Il ressent une pointe de tristesse pour elle. Louise ne le sait pas encore, mais cette nuit est la dernière qu'elle passera aux côtés de son époux. Demain, ou dans les jours qui suivront, quelque chose se brisera définitivement. Ils se sépareront, et elle partira, emmenant avec elle leurs enfants.
Une sonnerie stridente, le sifflet à vapeur de l'usine, perce le brouhaha industriel. 21 heures. La fin du service. Les ouvriers vont bientôt sortir, un flot humain fatigué et sale. Et Edmond aussi. Mais contrairement à ses autres rencontres, Emile n'a aucune intention de l'aborder. Pas de questions sur sa vie, pas de tentative de dialogue. Avec un homme comme lui, il ne sera qu'un témoin passif, un fantôme dans la nuit.
Il tourne le dos au portail et s'engage dans la rue. À quelques pas, il atteint un croisement. La rue du pré Catelan le traverse perpendiculairement. Emile continue tout droit, dans la rue de Berkem. Le paysage est un dédale de briques rouges et de pavés humides. Quelques mètres plus loin, il tourne à gauche et s'engouffre dans une venelle si étroite qu'il pourrait presque toucher les murs des deux côtés en écartant les bras : la ruelle du Paradis. Le nom est d'une ironie cruelle. Les maisonnettes qui la bordent sont minuscules, deux pièces tout au plus, sans toilettes ni eau courante. Des foyers de misère où s'entassent des familles entières, qui s'échinent à l'usine pour un salaire dérisoire. Emile songe à cette précarité, à cette vie de labeur sans espoir qui forme le terreau sur lequel prospèrent la colère et la violence d'hommes comme Edmond.
Au bout de la ruelle, il débouche sur la fameuse rue de Marquette, connue aujourd'hui sous le nom de rue Georges Pompidou. Il y est. À l'angle gauche, une bâtisse de coin, le numéro 235. La demeure n'existe plus à son époque, remplacée par un vide. Le début d'une rue donnant accès à un nouveau lotissement. Mais ce soir, elle est bien là, éclairée de l'intérieur par des lampes à gaz qui projettent une lueur jaunâtre sur le trottoir. Une petite enseigne en bois, inclinée par le temps, est clouée au-dessus de la porte d'angle : « Estaminet de la Cloche. »
Emile prend une profonde inspiration et pousse la porte. Un léger tintement de clochette annonce son arrivée. Il incline la tête, relevant le bord de son béret, et murmure un « Bonsoir » général aux quelques clients déjà présents. Il s'installe à une table libre sur la droite, près de la fenêtre, pour ne rien manquer de la scène à venir.
La pièce est petite, encombrée de tables en bois sombre. Malgré l'heure avancée, moins d'une dizaine de personnes sont attablées, la plupart des ouvriers terminant leur journée par un dernier verre. Face à l'entrée, le comptoir en étain brille sous la lumière des lampes. Un homme corpulent, le tenancier, l'observe un instant avant de s'essuyer les mains sur son tablier et de se diriger vers lui.
— Vous désirez ? demande-t-il.
Son accent flamand est si prononcé qu'Emile peine à le comprendre. Il est 21h15 dans ce souvenir, mais à peine 14h15 dans sa réalité. L'appétit n'est pas là.
— Juste un café, s'il vous plaît.
Le tenancier, Maurice Room, lève les yeux au ciel, visiblement déçu par une commande si peu lucrative, et repart vers son comptoir en grommelant. Emile sait, grâce à ses recherches, que cet homme et sa femme, Marie-Louise, sont venus directement de Poperinge, en Belgique, pour tenir ce petit commerce. Ils font partie de cette vague d'immigration massive qui a transformé le quartier. Autrefois zone rurale, Berkem, ce quartier reculé de La Madeleine, est devenu le cœur battant de l'industrie textile lilloise dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les usines ont poussé comme des champignons, attirant une main-d'œuvre belge fuyant une grave crise économique. Ils se sont installés ici, métamorphosant le quartier en un labyrinthe ouvrier, dont l'identité reste à jamais marquée par ce passé.
Maurice Room revient et dépose le café et sa soucoupe sur la table dans un petit tintement sec. À peine ce son s'est-il estompé que la clochette de la porte d'entrée retentit de nouveau.
Edmond Suerinck fait son entrée.
Il n'est pas seul. Comme le précisait l'article sans les nommer, il est flanqué de deux autres hommes, deux ombres silencieuses et massives. Edmond, le pas un peu chancelant, est déjà visiblement éméché. Il s'arrête sur le seuil et toise du regard chaque personne présente, un par un. Son menton est levé, ses yeux brillent d'un éclat mauvais. C'est une inspection, une prise de possession des lieux. Personne ne semble avoir de comptes à lui rendre. Satisfait, il lève le bras et, d'un geste sec de la main, fait signe à ses acolytes de le suivre. Ils traversent la salle dans un silence pesant et s'installent sur les chaises hautes du comptoir. Eux non plus ne sont pas venus pour casser la croûte.
Emile sent un poids s'abattre sur sa poitrine. Après dix-sept ans de recherches généalogiques, après avoir espéré secrètement que la réputation de cet homme n'était qu'une légende noircie par le temps, il doit se rendre à l'évidence. Le monstre est bien réel.
Malgré l'assurance qu'il dégage, Edmond est petit. Emile, de son mètre soixante-dix, doit bien le dépasser d'une bonne tête. Son lourd manteau de laine noire, qui semble taillé pour un homme plus grand, lui sert de carapace. En dessous, il porte un costume trois-pièces en sergé impeccable. Sa gavroche est vissée sur ses cheveux bruns, tirée si bas qu'elle jette une ombre profonde sur le haut de son petit visage rond. Cette obscurité met en relief des traits singuliers : un nez et une bouche qui paraissent trop larges, presque démesurés, comme empruntés à une autre figure. Et puis, il y a ce détail impossible à ignorer, un gros grain de beauté sombre, planté net au centre de sa joue droite. Le col blanc et parfaitement arrondi de sa chemise vient cercler ce visage aux proportions étranges, soulignant le contraste entre le soin méticuleux de sa tenue et la singularité de ses traits. La chaîne de sa montre à gousset brille sur son gilet. Chaque pièce de son accoutrement crie l'autorité, mais sur sa petite silhouette, l'ensemble prend une allure de défi.
Emile refrène un sourire en pensant qu'il assiste à une scène sortie d'un épisode de Peaky Blinders. À l'instar de Thomas Shelby, Edmond Suerinck a déjà, en ce début d'année 1908, un casier judiciaire plus long qu'un jour sans pain. Et il n'est même pas encore à la moitié de sa "carrière".
Qui sont les deux molosses qui l'accompagnent ? Emile l'ignore. L'un d'eux est-il ce fameux Jules Meurisse, ce "compagnon" à qui Edmond fera épouser sa propre sœur trois ans plus tard, et avec qui il commettra ses pires méfaits ? C'est probable.
Maurice leur sert des verres d'alcool fort sans un mot. Rapidement, leurs rires gras et bruyants éclatent dans la salle. Les autres conversations se sont tues. Un malaise palpable s'est installé. Les autres clients connaissent visiblement le personnage et sont aux aguets, prêts à réagir au moindre esclandre.
Soudain, Edmond se met à chanter, ou plutôt à brailler, d'une voix fausse et pâteuse :
— Le samedi soir après l'turbin, l'ouvrier parisien, dit à sa femme : comme dessert, j'te paie l'café-concert !
Cette chanson donne le départ à la suite de l'article qu'il avait lu plus tôt. Comme dans un film, la scène se déroulait avec un petit air de musique, chanté ici par Edmond, ce genre de truc qui nous reste bien dans la tête...
La chanson est stupide, populaire, mais dans sa bouche, elle sonne comme une provocation. À l'autre bout de l'estaminet, un homme, attablé avec trois camarades, se lève brusquement. Le bruit de son tabouret raclant le sol résonne comme un coup de feu.
— Ça suffit, maintenant ! lance-t-il d'une voix forte. Y'en a qui essaient de manger en paix ici !
Edmond fait silence. Il se retourne lentement, très lentement, vers le groupe adverse. Un sourire mauvais se dessine sur ses larges lèvres. Il se redresse sur son tabouret, attrape son verre, et le vide cul-sec, comme pour s'éclaircir la gorge.
Puis, plus fort encore, fixant son détracteur droit dans les yeux, il entonne le refrain :
— Viens, Poupoule ! Viens, Poupoule ! Viens ! Quand j'entends des chansons, ça me rend tout polisson. Ah !
Le hasard des paroles de ce refrain est une insulte directe, une provocation ultime. La tension est à son comble. L'alcool, la fatigue, la misère, tout est réuni pour que la situation dégénère.
Soudain, une chope de bière fend l'air et vient s'éclater à l'arrière du crâne d'Edmond dans un bruit sourd et humide. La réaction est instantanée, bestiale. Avant même de porter la main à sa blessure, il attrape son propre verre vide et le lance de toutes ses forces en direction du protestataire. L'homme esquive en se baissant. Le verre traverse la pièce, percute la vitre de la fenêtre derrière lui, qui explose en mille morceaux sur le trottoir.
Emile sent son sang se glacer. Un autre projectile a volé à quelques centimètres de son visage. Cette pensée, cette question lancinante lui revient à l'esprit : que se passerait-il s'il m'arrivait quelque chose ?
Dans la foulée, Edmond attrape la lourde chaise sur laquelle il était assis et, la brandissant comme une arme, se rue vers l'autre table, suivi de près par ses deux acolytes, prêts à en découdre. C'est le signal. Les cris fusent, les tables sont renversées.
Emile n'a pas besoin d'en voir plus. Il se lève d'un bond, jette une pièce sur la table et quitte l'estaminet. Il ne veut pas découvrir la réponse à sa question. Pas ici, pas maintenant.
Il traverse la rue et se poste sur le trottoir d'en face, le cœur battant à tout rompre. Depuis l'extérieur, il entend le bruit sourd des coups, les jurons, le fracas de la vaisselle brisée. Quelques secondes plus tard, la porte de l'estaminet s'ouvre à la volée. L'un des acolytes, que Emile soupçonne être Jules Meurisse, sort en trombe. Derrière lui, Edmond, à moitié dehors, à moitié dedans, tire violemment son deuxième camarade par le col pour l'extirper de la bagarre. Une fois le trio reformé dehors, ils ne demandent pas leur reste. Ils s'échappent en courant dans la nuit, en direction de la rue Sainte-Hélène, et disparaissent.
Au moment où Maurice Room sort sur le pas de sa porte, l'air complètement hébété, le visage couvert de sueur, le paysage autour d'Emile se disloque de nouveau. Les contours de la rue de Marquette s'effacent, le son de la bagarre s'éteint, et la brume opalescente l'enveloppe.
Il est de retour chez lui. Le silence de son salon est presque assourdissant. Dans sa main gauche, le vieux journal. Dans sa droite, la montre à gousset, encore tiède.
Edmond Suerinck. Un sinistre personnage. Un voyou. Mais il est précisément la raison pour laquelle Emile avertit toujours ses amis, lorsqu'il effectue des recherches pour eux :
— Soyez prêts à tout entendre et à tout accepter. Tous nos ancêtres ne sont pas des héros.
Loin de là. Et ce qu'il a vu ce soir n'était qu'une anecdote presque "drôle" dans la longue et sordide carrière de son arrière-arrière-grand-père.
Emile essaie d'imaginer la suite, ce qui s'est passé une fois qu'Edmond fut de retour chez lui. Louise a-t-elle pansé ses blessures en silence, le regard chargé de reproches las ? Ou une dispute routinière a-t-elle éclaté, une de plus, faite de cris étouffés pour ne pas réveiller les enfants ? Quelle que fût la scène, elle fut la dernière. À la suite de ces événements, Edmond, déjà surveillé de près, n'échappera pas à la prison. Six mois ferme. En une soirée, il a tout perdu : son travail de concierge et de mécanicien, et la petite maison de fonction qui allait avec. Pour Louise, c'est le point de rupture. Elle prendra ses enfants sous le bras, quittera définitivement cet homme et ira s'installer au centre de La Madeleine, dans une petite courée insalubre de la rue de Lille, la cour Derain. Edmond, lui, ne fera plus parler de lui auprès d'elle jusqu'en 1911.
Ce n'est que plus tard, en rangeant la montre sur son étagère, qu'Emile se surprend à siffloter. Il s'arrête, interloqué, en reconnaissant l'air. C'était « Viens, Poupoule ! », la chanson d'Edmond. Le souvenir, même en tant que simple spectateur, l'avait imprégné plus qu'il ne l'aurait cru.
Nota Bene
En 2008, je me lançais dans la généalogie. Comme beaucoup, j'étais un débutant un peu perdu, ne sachant pas vraiment où chercher. Je pensais alors que ma famille était la seule à porter ce nom, Suerinck, et qu'il était bien trop rare pour être connu. J’ignorais tout de ma famille paternelle et ne me doutais pas de l'histoire qui allait se dévoiler.
Les premiers indices ont rapidement fait surface, révélant quelques descendants, et c’est à ce moment que tout a commencé. Je me suis mis à chercher ces numéros de téléphone et à appeler la famille. C'est ainsi que j'ai découvert un cousin, un autre Suerinck, qui avait presque le même âge que moi. Par la suite, j'ai rencontré d’autres branches, avec les aînés, des personnes qui en savaient beaucoup plus. Tous me parlaient de mon grand-père et de son père, Marius.
Pourtant, une personne a particulièrement marqué cette quête. Seule Lucienne Suerinck, née en 1924, a pu me raconter des souvenirs concernant mon arrière-arrière-grand-père, Edmond, alors qu'elle ne l'a pas connu personnellement, étant née un an après sa mort. Quand je l'ai eue au téléphone en 2010, elle était d’abord méfiante, pensant à du démarchage. Mais quand j'ai prononcé le nom des Suerinck, elle a tout de suite changé d’attitude. Elle m'a alors livré des détails que personne ne pourrait plus me donner aujourd'hui.
À cette époque, internet n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui, et l'idée d’y trouver un article de journal de l'époque n'était qu'un rêve inimaginable. Je lui ai expliqué que je cherchais des informations sur Edmond, un personnage que je commençais tout juste à cerner, tout en m'obstinant à lui trouver une image positive. Hélas, même Lucienne n’a pas pu m’aider sur ce point. Elle m'a expliqué que son père, Ferdinand, le plus jeune frère d’Edmond, avec lequel il avait presque 20 ans d'écart, lui avait tout raconté.
Au fil de notre conversation, Lucienne m’a livré plusieurs anecdotes, dont l'histoire de cette fameuse bagarre à l'estaminet. Cet événement avait particulièrement marqué son jeune père, qui avait 10 ans à l'époque et qui, après cet épisode, demeurant occasionnellement chez Edmond, a définitivement quitté son frère. Ce n’est que bien plus tard que j'ai découvert l'article de journal qui décrivait la scène, confirmant fidèlement le récit de Lucienne. Ce que l'article ne mentionnait pas, c'est ce "bonus" que Lucienne m'a offert : cette chanson qu'Edmond chantait sans arrêt, « Viens Poupoule », une chanson grivoise de 1902 d'Adolph Spahn. Selon son père, c'était la seule qu'il connaissait et il agaçait toujours tout le monde en la sifflotant, certainement aussi celle-ci ce soir-là.
Aujourd'hui, en écrivant ces lignes, je me suis replongé dans le récit de Lucienne. J’ai revu les notes que j'avais prises de notre conversation et j'ai cherché des informations à son sujet. C'est là que j'ai appris son décès en 2014, juste avant ses 90 ans. J'ai eu la chance de découvrir cette histoire grâce à elle, une histoire que personne, sans l'aide du passé, ne pourra plus jamais raconter.
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