#RDVAncestral n°7 : L'automne rouge de Louis et Joseph

Publié le 20 décembre 2025 à 19:00

La pluie de novembre fouette la baie vitrée du bureau d’Emile. Dehors, le ciel des Hauts-de-France est d’un gris de plomb, une teinte qui rappelle étrangement celle des vieux uniformes délavés. Sur la table en chêne, éclairée par la lumière jaune d’une lampe d’architecte, s’étalent dix-huit années de recherches.

Emile soupire, passant une main dans ses cheveux grisonnants. Il a bientôt 40 ans, mais ce soir, il se sent aussi jeune que lors de ses débuts, et aussi jeune que les hommes qui le regardent depuis le papier. Devant lui, un dossier cartonné, un peu jauni. C’est l’une de ses toutes premières enquêtes, réalisée avec son cousin Jean-Marc, à l’époque où ce dernier lui apprenait à déchiffrer les pattes de mouche des registres matricules. Il relit ses notes. Deux frères. Louis et Joseph Dhainaut. Cousins de son arrière-grand-père Auguste. Deux « Poilus » du 151e Régiment d’Infanterie. Deux gamins d’Auby, fauchés par la Grande Guerre à quelques jours d’intervalle.

Le regard d’Emile se pose sur les deux portraits au fusain insérés dans le livret militaire reconstitué. Ce ne sont pas de simples croquis. L’artiste a capturé quelque chose dans leurs yeux. Une fierté mêlée d’inquiétude. Louis a la mâchoire carrée des hommes du Nord, habitués au labeur. Joseph, plus fin, semble chercher une réponse hors du cadre.

— Si seulement vous pouviez parler, murmure Emile.

Il pense à Auguste, leur cousin. En 1915, son arrière-grand-père Auguste n'avait que onze ans. Il jouait probablement aux billes dans les rues de Leforest, inconscient que ses aînés vivaient l'enfer à quelques centaines de kilomètres de là.

Machinalement, la main d’Emile glisse vers l’objet posé près de son clavier. Il l’avait déjà emmené auprès d’Auguste, dans une autre guerre. La montre à gousset. Elle est froide, lourde. Le métal est patiné par le temps, le verre légèrement rayé. C’est elle, la coupable. C’est elle qui, sans prévenir, ouvre parfois des brèches dans le rempart du temps.

Il la saisit. Le tic-tac est irrégulier, comme un cœur qui s’emballe. Il ferme les yeux, visualisant la date griffonnée sur le Journal des Marches et Opérations du 151e RI qu'il consultait à l'écran : 11 septembre 1915. Camp de Bouy. Marne.

Le bruit de la pluie contre la vitre change. Il ne claque plus. Il devient un bourdonnement sourd, une rumeur de milliers de voix, de pas, de ferraille. L’odeur de l’ozone et du café froid de son bureau s’efface, remplacée par une puanteur âcre de tabac gris, de crottin de cheval et de terre humide.

Le sol sous sa chaise se dérobe.

Emile ouvre les yeux. Il n’est plus assis. Il est debout, et le vent lui gifle le visage. Mais ce n’est pas le vent du Nord. C’est un vent de plaine, sec et poussiéreux, qui balaie l’immensité de la Champagne pouilleuse.

Autour de lui, c’est une ville éphémère. Des centaines de tentes coniques, couleur terre, s'étendent à perte de vue. Le Camp de Bouy. Une fourmilière humaine. Ça grouille de partout. Des hommes en bleu horizon, cette couleur pensée pour se fondre dans le ciel mais qui se tache de boue au premier pas, s'affairent. Certains nettoient des fusils Lebel, d'autres écrivent, assis sur des caisses de munitions. Des chevaux tirent des chariots d'artillerie dans un vacarme d'essieux grinçants.

Emile regarde ses vêtements. Il porte la nouvelle tenue bleu horizon, le pantalon de la même teinte remplaçant désormais le vieux garance trop voyant, et les bandes molletières mal ajustées. Il porte le barda. Il sent le poids du cuir sur ses épaules, l'odeur de la graisse d'arme et de la sueur rance imprégnée dans la laine. Il est l'un d'eux.

Il doit les trouver.

Il marche, l'assurance feinte d'un soldat qui cherche sa compagnie. Il repère les écussons sur les cols : le "151". C'est le bon régiment. Il demande à un sergent moustachu où se trouve la 12e Compagnie. L'homme, la pipe au bec, pointe vers un groupe de tentes près des cuisines roulantes.

Emile s'approche. Trois hommes sont assis sur des rondins de bois, en train de recoudre des chaussettes. Son cœur rate un battement. Il reconnaît les visages flous du fusain. En couleur, ils sont saisissants de vie. Louis a les joues mal rasées, une cicatrice blanche sur le menton que le dessin ne montrait pas. Joseph a les yeux clairs, rieurs malgré la cerne sombre qui les souligne.

Il faut une approche rationnelle. Pas de panique.

— Salut les gars, lance Emile d'une voix qu'il espère ferme. Je cherche la 12e. On m'a dit de venir par ici. Je suis nouveau, renfort de la dernière classe.

Les trois têtes se lèvent. Louis plisse les yeux, scrutant Emile de haut en bas. Puis, il échange un regard avec Joseph et le troisième homme. Ils éclatent de rire. Un rire franc, sonore, qui détonne dans ce paysage de guerre.

— Un nouveau ? s'esclaffe Louis en tapant sur la cuisse de son frère. T'as vu sa tronche, Joseph ? On dirait qu'il a bouffé de la vache enragée avant même d'arriver !

— T'es un bleu ? renchérit Joseph, le sourire aux lèvres. T'as bien le double de notre âge, mon vieux ! T'es sûr que t'as pas oublié de faire la guerre de 70 ?

Emile encaisse, amusé intérieurement. C'est vrai. Dans sa tête, ses cousins ont toujours vingt ans. Lui en a quarante. Pour eux, il est un "pépère", un territorial égaré.

— J'ai été ajourné, ment Emile avec aplomb. Problèmes de santé. Alors, j’ai gratté l’administratif. Mais ils ont fini par avoir besoin de tout le monde. Je m'appelle Emile.

Le troisième homme, plus petit, avec un visage rond et des yeux pétillants, se penche vers lui.

— Et tu viens d'où avec cet accent-là ? T'es pas d'ici, ça s'entend. T'as la voix qui traîne dans le charbon.

Emile sourit. C'est le moment.

— Je suis de Leforest. Pas loin de Douai.

Le rire de Louis et Joseph s'arrête net. Ils se redressent, l'aiguille à chaussette en suspens.

— Leforest ? répète Louis, incrédule. Nom de Dieu... Nous, on est d'Auby. C'est juste à côté !

— On est voisins ! s'écrie Joseph, se levant pour serrer la main d'Emile. C'est pas croyable. On a de la famille là-bas. Les Dhainaut... Tu connais peut-être Auguste ? Le petit Auguste ?

Emile sent une boule dans sa gorge.

— Oui... Je vois qui c'est. Il doit avoir onze ans, non ?

— C'est ça ! Onze ans ! confirme Louis, les yeux brillants. Un sacré numéro celui-là. Toujours à courir dans les champs.

Joseph baisse alors les yeux, triturant le bout de sa chaussette en laine. Une rougeur diffuse monte à ses joues, visible malgré la crasse et le hâle.

— Y'a pas qu'Auguste à Leforest... murmure-t-il, la voix soudain moins assurée. Tu connais p't'être la Jeannette ? Jeanne Lefebvre ? Elle habite rue Falemprise.

Louis donne un coup de coude complice à son frère.

— Ah ! On y vient ! Monsieur s'inquiète pour sa promise ! Il a peur qu'un beau dragon ou qu'un artilleur soit venu lui conter fleurette pendant qu'il traîne ses guêtres ici !

— Tais-toi, Louis ! s'emporte gentiment Joseph. C'est sérieux. C'est ma Jeannette. On s'est promis, avant que je parte.

Il plonge son regard clair dans celui d'Emile, une lueur d'espoir désespéré au fond des pupilles.

— Dis-moi, Emile... Tu l'as vue ? Elle va bien ? Elle m'attend ?

Emile sent son cœur se serrer. Il ne connaît pas Jeannette. Le nom s'est perdu dans les limbes de l'histoire familiale, mais Emile sait une chose, tragique et inéluctable : Joseph n'aura jamais le privilège de rentrer pour honorer sa promesse.

— Elle va bien, Joseph, ment-il doucement. Elle est belle comme le jour. Et crois-moi, elle n'a d'yeux que pour toi. Tout Leforest le sait.

Le visage de Joseph s'illumine d'un sourire radieux, un sourire qui fait mal à voir tant il est pur au milieu de cette désolation.

— Tu entends ça, Louis ? Elle m'attend !

L'atmosphère change instantanément. La méfiance laisse place à la fraternité des "pays". Emile n'est plus un étranger, il est un morceau de la maison, une pièce rapportée du Nord occupé par les Allemands.

— Moi, c'est Henri, intervient le troisième homme en tendant une main calleuse. Henri Reboux. Je suis pas un "Boyau Rouge" comme eux. Moi je viens de Sail-sous-Couzan, dans la Loire. Le vrai pays, quoi !

Son accent est chantant, traînant sur les voyelles, très différent des sonorités rugueuses du Nord.

— T'écoutes pas ce qu'il dit, le Stéphanois, lance Louis en donnant une claque amicale derrière la tête d'Henri. Il comprend rien à rien. Il croit qu'on parle allemand quand on cause entre nous.

— C'est pas de l'allemand, c'est du patois de mineur ! rétorque Henri en riant. Mais j'avoue, "Leforest", "Auby"... ça sonne gris, vos patelins.

— Gris peut-être, mais c'est chez nous, dit Joseph doucement.

Soudain, une agitation parcourt l'allée centrale du camp. Un homme avec un trépied et une chambre noire s'installe devant une toile peinte représentant un jardin bucolique, grotesque au milieu du camp militaire.

— Eh ! Regardez ! Un photographe ! s'exclame Louis.

Il se lève d'un bond et tire Joseph par la manche.

— Allez, viens ! On va en faire une pour maman. Si on lui envoie pas une preuve qu'on est entiers, elle va encore se faire des sangs d'encre.

Joseph hésite, puis se laisse faire. Louis se tourne vers Emile.

— Hé, le nouveau ! Le "vieux" Emile ! Viens avec nous. On va te présenter officiellement à la famille. Comme ça, quand on rentrera à Auby, on pourra dire qu'on a rencontré un gars de Leforest au milieu de la Champagne.

Emile n'a pas le choix. Il est happé par l'enthousiasme de Louis. Ils se placent devant le décor. La toile peinte montre des colonnes grecques et des fleurs improbables. Louis à gauche, Joseph à droite. Ils laissent une place au centre pour Emile, juste entre les deux frères.

— Ne bougez plus ! crie le photographe, la tête sous son voile noir.

Derrière le photographe, Henri bombe le torse, prenant une pose napoléonienne pour se moquer. Intimidés par l'appareil, Emile et ses deux cousins ne savent pas vraiment quelle pose prendre. Ils tentent tous trois de bomber le torse pour se donner une assurance qu'ils ne ressentent pas vraiment, se figeant dans une attitude qui se veut martiale mais qui trahit surtout leur gêne.

— Guettez voir le p'tit oiseau ! lance Henri avec son accent forézien à couper au couteau.

— Ferme t'bouque, Henri, te vas faire kèr l'drache ! réplique Louis en ch'ti.

Ils rient tous les quatre. C'est un instant de grâce. Un moment suspendu où la guerre n'existe plus, où ils sont juste quatre hommes, quatre amis, sous le soleil de septembre.

Le déclic se fait entendre. L'image est prise.

Le soleil commence à décliner, teintant le ciel de mauve et d'orange. L'insouciance s'évapore avec la lumière. Un coup de sifflet strident déchire l'air. C'est le caporal Hiersbilck, un homme sec, le visage marqué par un an de guerre.

— 12e Compagnie ! Rassemblement ! Sac au dos ! Départ dans dix minutes !

Le camp s'anime d'une frénésie sombre. On boucle les havresacs, on vérifie les bidons. Louis et Joseph ne rient plus. Leurs visages se ferment, reprenant le masque grave du combattant.

— On va où ? demande Emile, ajustant son barda qui lui scie déjà les épaules.

— Au charbon, répond Louis, sans jeu de mots cette fois. On monte en ligne. Secteur d'Auberive. Il paraît qu'on doit continuer de creuser des boyaux pour la prochaine attaque.

18h00. La colonne s'ébranle. Ils quittent le confort relatif de Bouy pour s'enfoncer vers le Nord-Est. La marche est longue. Quatre heures de piétinement dans la poussière blanche de la craie de Champagne. La nuit tombe, enveloppant le régiment. On n'entend plus que le bruit des bottes, le cliquetis des gamelles et le souffle court des hommes.

Au loin, à l'horizon, le ciel s'illumine par intermittence. Des éclairs silencieux, suivis quelques secondes plus tard par un grondement sourd, comme un orage lointain. Les canons.

— Tu vois ça, Emile ? chuchote Joseph à ses côtés. C'est le feu d'artifice. Sauf qu'à la fin, y'a pas de bal populaire.

Henri Reboux marche derrière eux, silencieux pour une fois. L'ambiance a changé. L'euphorie de la photo semble appartenir à une autre vie. Emile observe ses cousins. Ils avancent, mécaniques, résignés mais déterminés. Ils savent ce qui les attend. Pas Emile. Lui, il sait qu'ils vont vers la mort, mais il ne peut rien dire. Le poids de ce secret est plus lourd que son sac.

Vers minuit, ils arrivent. L'odeur change. Ce n'est plus l'odeur du camp. C'est une odeur de terre remuée, de poudre brûlée et, plus subtilement, une odeur douceâtre, écœurante. Celle des corps mal enterrés.

Ils entrent dans les boyaux d'accès. La terre les avale. Les parois de craie blanche, sales, luisent sous la lune. Ils relèvent le 2e Bataillon. Les hommes qu'ils croisent sont des spectres, couverts de boue blanche, les yeux vides.

— Bon courage les gars, glisse un soldat en passant près d'Emile. C'est calme ce soir, mais ça tape dur depuis deux jours.

La 12e Compagnie prend position. Pas dans la première ligne, mais juste derrière, dans un secteur de soutien. — Allez ! Pas de temps à perdre ! aboie le sergent. On prend les pelles et les pioches. Faut creuser ce boyau de liaison vers la tranchée Domrémy, et surtout creuser et consolider les niches-abris pour tenir le secteur. Le Génie a commencé, à nous de finir.

La nuit passe, puis le jour se lève, gris et brumeux. Le 12 septembre. Toute la journée, ils creusent. C'est un travail de forçat. La craie est dure, puis friable. Ils suent sous leurs capotes. Emile a les mains en sang, des ampoules éclatées par le manche de la pioche. Louis creuse avec une rage contenue, Joseph évacue les gravats. Henri fait la chaine avec eux, pestant contre "cette terre de malheur qui colle aux bottes".

La pression est constante, étouffante. Les lignes allemandes ne sont qu'à une bonne centaine de mètres, invisibles derrière le parapet de craie, mais leur présence est palpable, menaçante. Pas une heure ne passe sans qu'un danger mortel ne se rappelle à eux. Soudain, un claquement sec déchire l'air : une balle de revolver siffle juste au-dessus du képi d'Emile, tirée par un officier ennemi audacieux.

— Baisse ta tête, malheureux ! aboie Louis en tirant Emile par la manche. À peine se sont-ils remis qu'une rafale de mitrailleuse balaie la crête du parapet, faisant voler des éclats de craie tranchants comme des rasoirs.

— Ils sont nerveux aujourd'hui, souffle Joseph, blotti au fond de l'excavation.

— Tiens, cadeau ! lance Henri en désignant une grenade à manche qui atterrit lourdement dans la boue, à cinq mètres. Le temps se fige. Une seconde. Deux. Elle n'explose pas. Un long soupir collectif parcourt la tranchée. C'est ça, leur quotidien : jouer à la roulette russe à chaque pelletée de terre.

Le soir tombe, enveloppant le boyau d'une obscurité poisseuse. Il est 21h00. Cela fait maintenant plus de vingt-quatre heures qu'ils n'ont pas fermé l'œil, enchaînant la marche forcée de nuit et cette journée interminable de terrassement sous la menace constante du feu ennemi. La fatigue n'est plus seulement une sensation, c'est un poids physique, écrasant, qui transforme chaque mouvement en supplice. Leurs muscles sont tétanisés, leurs mains ne sont plus que des griffes douloureuses figées par le manche des pelles. Terrassés par l'épuisement, ils se laissent glisser le long des parois de craie, incapables de rester debout une seconde de plus. Dans un silence de mort, à peine troublé par le râle de leur respiration, ils sortent mécaniquement leurs quarts pour avaler un morceau de "singe" froid, comme ils appelaient le corned-beef, sans même en sentir le goût, juste pour faire taire leur estomac.

Soudain, le sifflement arrive.

Ce n'est pas le sifflet du caporal. C'est un sifflement qui vient du ciel, grave, augmentant en intensité jusqu'à devenir un hurlement. Un obus de gros calibre.

— À terre ! hurle Louis en se jetant dans un abri.

L'explosion est titanesque. Le monde bascule. Emile est projeté contre la paroi de craie. Ses oreilles bourdonnent, un son suraigu continu. La terre tremble, littéralement.

Puis, le noir.

Un nuage de poussière étouffant remplit le boyau. Emile tousse, crache de la terre. Il tâtonne.

— Louis ? Joseph ?

Il distingue des formes dans la pénombre éclairée par les fusées éclairantes allemandes qui montent dans le ciel. La portion du boyau où se trouvaient les Dhainaut et Henri n'est plus qu'un amas de terre et de blocs de craie. La paroi s'est effondrée sous l'impact.

— Ils sont dessous ! crie quelqu'un.

Emile se précipite. Avec d'autres soldats, il gratte la terre à mains nues, frénétiquement.

— Louis ! Joseph ! Répondez !

Il dégage un bras. Une manche bleue. Il tire de toutes ses forces. C'est Joseph. Il est conscient, mais hagard, la bouche pleine de terre. Il le tire hors du piège. Joseph respire bruyamment, paniqué.

— Henri ! Où est Henri ? Et Louis ?

Ils creusent encore. La peur leur tord le ventre. Emile sent ses ongles se retourner contre les pierres. Il faut faire vite. L'air doit manquer là-dessous.

Ils trouvent une botte. Puis une jambe. Ils dégagent le torse. C'est Henri. Il est inerte. Joseph hurle le nom de son frère, un cri animal qui couvre le bruit des obus qui continuent de tomber au loin. Il ignore Henri pour continuer de creuser à côté.

Le visage d'Henri est pâle, couvert de poussière blanche comme un masque mortuaire. Emile cherche un pouls, approche son oreille de la bouche pleine de terre. Rien. Pas un souffle. Le Forézien ne rira plus. Ses yeux sont clos, figés dans l'éternité de la craie champenoise. Henri est mort, étouffé avant d'avoir pu voir la lumière.

Mais ils continuent de chercher. Il manque Louis. Ils creusent encore, mais la terre est retombée lourdement. D'autres obus tombent plus près. Le lieutenant arrive.

— Repliez-vous ! Ça va pilonner ! On ne peut plus rester là !

— Il reste Louis ! crie Joseph. C'est mon frère ! On ne peut pas le laisser !

Emile voit le visage de Joseph, tordu par l'impuissance et les larmes. Il voit la réalité crue de la tranchée : on ne meurt pas toujours glorieusement face à l'ennemi. On meurt étouffé, écrasé comme un rat dans un terrier qui s'effondre. Louis Dhainaut, le pilier de la famille, est quelque part sous des tonnes de craie, tout comme Henri, désormais silencieux à jamais.

Le lieutenant attrape Joseph par le bras, aidé par deux autres soldats qui forcent le survivant à lâcher sa pelle.

— C'est fini, soldat ! Il est trop tard. Si on reste, on y passe tous. Repli immédiat vers la deuxième ligne !

Alors qu'ils tirent Joseph vers l'arrière, l'obligeant à abandonner les corps de son frère et de son ami, Emile sent ce vertige familier. La montre dans sa poche semble brûler contre sa cuisse. Le temps se distord.

Il ne veut pas partir. Pas maintenant. Il veut les sauver.

Mais le décor commence à se dissoudre. Le blanc de la tranchée devient flou. Cependant, avant que le noir ne l'emporte, deux images, nettes, brutales, se superposent à sa vision, comme des flashs d'un futur imminent.

Première vision : Une journée pluvieuse. Le 25 septembre. Le caporal Hiersbilck est debout sur le parapet, le sifflet aux lèvres. Des centaines d'hommes sortent des tranchées, baïonnette au canon, hurlant pour se donner du courage. Ils courent vers une ligne d'arbres déchiquetés.

Seconde vision : Joseph court. Il est en avant, seul, ivre de douleur et de vengeance. Une mitrailleuse crépite, un son mécanique, froid, rythmé : tac-tac-tac. Joseph s'arrête net, comme percuté par un mur invisible. Il lâche son fusil. Il tombe lentement, à genoux d'abord, puis face contre terre, dans cette craie blanche qui deviendra son linceul. Il rejoint enfin Louis et Henri dans les entrailles de la Champagne.

— Non ! crie Emile en tendant la main vers lui.

Mais sa main ne saisit que le vide.

Emile inspire brusquement, comme s'il sortait la tête de l'eau. Le silence. Puis, le bourdonnement familier de l'unité centrale de son ordinateur. Le cliquetis de la pluie contre la vitre.

Il est assis sur sa chaise, dans son bureau, en 2025. Il tremble de tout son corps. Ses mains sont propres. Pas de sang, pas de craie, pas d'ampoules. Mais il sent encore l'odeur de la terre humide et de la peur.

Les larmes coulent sur ses joues, incontrôlables. Jamais un voyage n'avait été aussi violent. Il a vu ses cousins vivants, il a ri avec eux, et il a vu leur destin scellé. Il sait maintenant. Il sait ce que signifie cette date sur le monument aux morts. Ce n'est pas juste un chiffre gravé dans la pierre. C'est le corps de Louis et celui d'Henri étouffés sous la terre. C'est le regard de Joseph, fou de douleur, avant l'assaut final.

Il regarde ses mains. Aurait-il eu le courage ? Aurait-il pu, comme eux, sortir de cette tranchée au coup de sifflet, sachant que la mort l'attendait ? Il en doute. Ils étaient des géants.

Il repousse le dossier cartonné. Il a besoin d'air. En déplaçant les papiers, quelque chose glisse du livret militaire et tombe sur le bureau. Un petit rectangle cartonné.

Emile fronce les sourcils. Il ne se souvient pas de ce document. Il le retourne. C'est une photographie. Une vieille photo sépia, aux bords dentelés, typique des "cartes-photos" que les soldats envoyaient à leurs familles.

Le décor est un faux jardin grec, un peu ridicule. Trois hommes y posent. À gauche Joseph, et à droite, Louis, les frères Dhainaut beaux et fiers dans leurs uniformes mal ajustés. Et au milieu, entre les deux frères... Un homme plus âgé, les cheveux grisonnants, portant une étrange capote qui ressemble à une veste civile, et qui regarde l'objectif avec une tristesse infinie.

C'est Emile. Au dos de la carte, une écriture fine à la plume indique simplement : "Souvenir du Camp de Bouy, 11 septembre 1915. Avec Emile, le voisin de Leforest."

Emile reste pétrifié. Son esprit rationnel se heurte à un mur d'impossibilité. Il a toujours cru voyager dans des souvenirs, de simples échos du passé réveillés par la montre, des visions immatérielles. Il n'a jamais prétendu traverser physiquement le temps. Pourtant, ce rectangle de carton est bien réel. Il sent le grain du papier sous ses doigts, l'odeur de vieux grenier. Cette photo n'existait pas il y a une heure. Elle ne devrait pas exister. Si ce n'était qu'un rêve, qu'une hallucination lucide, comment a-t-il pu laisser une trace ? Le passé est-il plus perméable qu'il ne le pensait, ou est-ce lui qui, à force de chercher les fantômes, a fini par en devenir un ?

Emile caresse le visage de ses cousins du bout du doigt. Le temps a passé, mais le lien est désormais indestructible. Ils ne sont plus seulement des noms sur un arbre généalogique. Ils sont sa famille. Et il ne les oubliera jamais.

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