F pour Fiches matricules, sous l'uniforme de nos ancêtres

Publié le 6 novembre 2025 à 07:00

Bienvenue dans ce sixième chapitre de notre exploration des sources généalogiques ! Nous avons suivi nos ancêtres de leur naissance à leur décès à travers l'état civil, nous avons arpenté leurs terres grâce au cadastre. Nous les avons vus naître, se marier, travailler. Mais connaissons-nous leur visage ? Savons-nous la couleur de leurs yeux, la hauteur de leur front ? Connaissons-nous cette cicatrice au-dessus du sourcil qu'ils ont gardée toute leur vie ? Savons-nous s'ils savaient lire et écrire ?

Pour toute une génération d'hommes, principalement ceux nés après 1847, il existe un document qui répond à toutes ces questions et à bien d'autres encore. Un document d'une richesse biographique si extraordinaire qu'il s'apparente au portrait le plus détaillé que l'administration ait jamais dressé d'un citoyen ordinaire. Cette source, c'est le Registre Matricule Militaire, et la page qui nous intéresse, la Fiche Matricule.

Pour le généalogiste, trouver la fiche matricule d'un arrière-grand-père est un moment d'une intensité rare. C'est voir l'ancêtre prendre chair. Ce n'est plus un nom sur une page, mais un homme d'un mètre soixante-huit, aux cheveux châtains et aux yeux bleus, exerçant le métier de charpentier, sachant lire et écrire. C'est découvrir son parcours sous les drapeaux, ses années de caserne, ses campagnes militaires. Pour ceux qui ont combattu durant la Première Guerre mondiale, c'est suivre leur chemin dans les tranchées, identifier leurs blessures, comprendre les actes de bravoure qui leur ont valu une décoration.

La fiche matricule est bien plus qu'un document militaire. C'est une biographie administrative, un suivi de l'individu de ses vingt ans jusqu'à la fin de ses obligations militaires, vers 45 ans. C'est un trésor qui nous raconte à la fois l'histoire intime d'un homme et sa participation à la grande Histoire. Dans ce guide, nous allons apprendre à déchiffrer ce document exceptionnel, à comprendre le contexte de la conscription qui lui a donné naissance, et surtout, à le retrouver dans les archives. En avant, marche !

Chapitre 1 – Une Nation en armes : Aux origines du registre matricule

Pourquoi trouvons-nous une fiche pour la quasi-totalité de nos ancêtres masculins nés à la fin du XIXe siècle ? La réponse tient en un mot : la conscription.

L'idée de faire de chaque citoyen un soldat potentiel naît avec la Révolution. La loi Jourdan-Delbrel de 1798 instaure le service militaire obligatoire pour tous les jeunes hommes, mais le système est rapidement perverti par le tirage au sort et le remplacement. Pendant la majeure partie du XIXe siècle, un jeune homme tire un "mauvais numéro" et doit partir à l'armée, tandis que celui qui tire un "bon numéro" est exempté. De plus, les fils de la bourgeoisie qui tirent un mauvais numéro peuvent payer un remplaçant, souvent un homme pauvre, pour faire le service à leur place.

La défaite cuisante de 1870 face à la Prusse provoque un électrochoc. La jeune IIIe République est convaincue que la victoire prussienne est celle d'une "nation en armes". Pour préparer la Revanche, la France doit réformer son armée en profondeur.

  • La loi du 27 juillet 1872 pose les bases d'un service militaire personnel, obligatoire et universel. Le tirage au sort est maintenu, mais il ne sert plus qu'à déterminer la durée du service (une partie fait 5 ans, l'autre 1 an). Le remplacement est aboli.
  • Les lois de 1889 et surtout de 1905 parachèvent le système. Le service militaire est ramené à deux ans, mais il devient véritablement universel : plus de tirage au sort, plus d'exemptions (sauf pour raisons médicales graves).

C'est pour gérer cette masse de conscrits que l'armée met en place à partir de 1867 un système d'enregistrement redoutablement efficace : les Registres Matricules. Chaque jeune homme est recensé à ses vingt ans, examiné par un conseil de révision, et se voit attribuer un numéro matricule qui le suivra tout au long de sa vie de soldat puis de réserviste. Ce système va produire les millions de fiches individuelles qui font aujourd'hui notre bonheur.

La "classe de recrutement" est la notion clé à comprendre. Un homme appartient à la classe de l'année de ses vingt ans. Ainsi, un homme né en 1894 appartient à la classe 1914 (1894 + 20 = 1914) et sera appelé sous les drapeaux cette année-là

Chapitre 2 – Anatomie d'un trésor : Que contient une fiche matricule ?

Une fiche matricule se présente généralement sur une double page remplie d'informations manuscrites. Apprenons à la décrypter, rubrique par rubrique.

Partie 1 – L'identité et le "signalement"

C'est la partie qui donne vie à notre ancêtre.

  • État Civil : Nom, prénoms, date et lieu de naissance, et noms des parents. C'est une excellente confirmation des informations trouvées dans l'état civil. On y trouve aussi sa profession au moment du recensement.
  • Domicile : La fiche indique le domicile des parents et celui du jeune homme au moment de son recensement. C'est une information cruciale.
  • Signalement (la description physique) : C'est la rubrique la plus émouvante. Les recruteurs militaires notaient avec une précision clinique :
    • Cheveux : Châtains, blonds, noirs...
    • Yeux : Bleus, gris, bruns...
    • Front : Haut, bas, ordinaire...
    • Nez : Rectiligne, busqué, épaté...
    • Visage : Ovale, rond, long...
    • Taille : En mètres et centimètres. Une information rare et précieuse.
    • Marques particulières : "cicatrice au front", "grain de beauté sur la joue gauche", "tatouage sur l'avant-bras"... Ces petits détails rendent l'ancêtre incroyablement réel.

Partie 2 – Les capacités et la décision

  • Degré d'instruction générale : C'est un formidable indicateur social. Un chiffre de 0 à 5 est attribué :
    • 0 : Ne sait ni lire ni écrire.
    • 1 : Sait lire seulement.
    • 2 : Sait lire et écrire.
    • 3 : Possède une instruction primaire (titulaire du certificat d'études).
    • 4 : A fait des études plus poussées (brevet).
    • 5 : Bachelier ou diplômé de l'enseignement supérieur. Le niveau 3 est le plus courant pour les générations de la Grande Guerre, témoignant des progrès de l'école de Jules Ferry.
  • Décision du conseil de révision : C'est le verdict médical.
    • "Bon pour le service armé" : Le cas le plus fréquent.
    • "Ajourné" : Sa constitution est jugée trop faible, on le réexaminera l'année suivante.
    • "Réformé" ou "Exempté" : Il est jugé inapte au service pour une raison médicale (défaut de taille, maladie chronique, handicap...). Le motif est souvent précisé.
    • "Bon pour le service auxiliaire" : Inapte au combat, mais apte à des tâches de bureau, de logistique, etc.

Partie 3 – Le cœur du sujet : La carrière militaire

Cette grande section, "Détail des services et mutations diverses", est le journal de bord de sa vie de soldat.

  • Incorporation : Date et régiment d'affectation. Le début de l'aventure.
  • Corps d'affectation : On y suit ses changements de régiment. Infanterie, artillerie, cavalerie, génie...
  • Promotions : "Passé soldat de 1ère classe le...", "Nommé caporal le...", "Promu sergent le...".
  • Campagnes : C'est ici que l'on trouve la mention "Campagne contre l'Allemagne du [date] au [date]". Pour les soldats de 14-18, cette ligne couvre plusieurs années.
    • C'est ici que vous pourrez retrouver "Capturé le... à...", "Disparu le... à...", "Tué à l'ennemi le... à..." et "Mort pour la France".
    • Le cas échéant, on trouve le "Jugement déclaratif de décès" rendu par le Tribunal civil du département de mobilisation.
  • Blessures et citations : Une rubrique essentielle. "Blessé le [date] à [lieu] par éclat d'obus". "Cité à l'ordre du régiment le [date] : [texte de la citation]". Ces quelques lignes sont des témoignages poignants de ce qu'il a vécu.
  • Décorations : Croix de Guerre, Médaille Militaire, Légion d'Honneur...
  • Fin de service : La date de "renvoi dans ses foyers" ou de démobilisation.

Partie 4 – La vie d'après

  • Localités successives habitées : Après son service actif, l'homme passe dans la réserve. Il a l'obligation de déclarer tout changement de domicile à la gendarmerie. Cette rubrique est une mine d'or pour suivre le parcours de votre ancêtre après son mariage et au fil de sa vie professionnelle.

Chapitre 3 – Le guide de l'investigateur : Comment retrouver une fiche matricule ?

La recherche est méthodique et, grâce à la numérisation, souvent accessible depuis chez soi.

Étape 1 : Rassembler les Informations Clés

Vous avez besoin de trois choses :

  1. Nom et prénoms de votre ancêtre.
  2. Sa date de naissance pour déterminer sa classe de recrutement (Année de naissance + 20).
  3. Son lieu de résidence à l'âge de 20 ans. C'est LE point crucial. Le recrutement ne se fait pas dans le département de naissance, mais dans celui de résidence au moment du recensement. Si votre ancêtre est né dans la Creuse mais a déménagé à Paris à 18 ans pour travailler, sa fiche sera dans les archives de Paris, pas de la Creuse. Le recensement de population peut vous aider à trouver ce lieu de résidence.

Étape 2 : Identifier le Bon Dépôt d'Archives et le Bureau de Recrutement

Les registres matricules sont conservés aux Archives Départementales (AD) dans la Série R - Affaires militaires. Rendez-vous sur le site des AD du département de résidence de votre ancêtre. Cherchez la rubrique "Archives en ligne" ou "Archives numérisées", puis "Registres matricules".

Un département comptait plusieurs bureaux de recrutement (Lille, Cambrai, Valenciennes pour le Nord, par exemple). Les sites des AD proposent souvent des cartes ou des listes pour savoir de quel bureau dépendait la commune de votre ancêtre.

Étape 3 : La Recherche en Ligne

Le processus est presque toujours le même :

  1. Sélectionnez la classe (ex: 1914 pour un homme né en 1894).
  2. Sélectionnez le bureau de recrutement (ex: Lille).
  3. Ouvrez les tables alphabétiques : Pour chaque classe et chaque bureau, il existe une table qui liste tous les conscrits par ordre alphabétique. Cherchez le nom de votre ancêtre. À côté de son nom, vous trouverez son numéro matricule. Notez-le.
  4. Ouvrez le registre des fiches : Les fiches sont classées par numéro matricule. Les registres sont découpés en tranches (ex: Fiches 1 à 500, 501 à 1000...). Ouvrez le bon registre et allez directement à la page correspondant à son numéro.

Chapitre 4 – Étude de Cas : Le parcours de Camille Hoël, classe 1915

Recherchons Camille Hoël, "notre grand-oncle" né le 2 juin 1895 à Auchy (Nord). Sa famille y a toujours vécu ; mais demeure avec sa mère à Liévin depuis le décès de son père, deux ans plus tôt.

    1. Infos clés : Camille HOËL, né en 1895, résidant à Amiens. Sa classe est 1895 + 20 = 1915. Son bureau de recrutement est Béthune.
    2. Recherche : Sur le site des AD du Pas-de-Calais, nous allons dans les registres matricules, classe 1915, bureau de Béthune.
    3. Tables alphabétiques : Nous trouvons "HOËL Camille, Oscar". Son numéro matricule est le 3375.
    4. Consultation de la fiche : Nous ouvrons le volume "Matricules 3001 à 4000" et nous allons à la fiche 3375.
      • Signalement : Nous découvrons un jeune homme d'1m65, cheveux châtains, yeux bleus, "sait lire, écrire et compter" (degré 3). Il est mineur.
      • Carrière :
        • Incorporé en 13 novembre 1914 au 84e Régiment d'Infanterie.
        • Passé au 126e R.I. le 16 avril 1915
        • Passé au 108e R.I. le 30 septembre 1915
      • Drame : La dernière entrée est tragique. "Disparu le 30 octobre 1915  à Neuville-Saint-Vaast". Son décès est fixé à la même date "par jugement déclaratif de décès rendu  par le Tribunal civil de Béthune, le 25 janvier 1922".
        • Il est « Mort pour la France. » La fiche s'arrête là.
      • Pistes : Nous pouvons maintenant consulter sa fiche sur le site Mémoire des Hommes du Ministère des Armées, qui confirme son statut "Mort pour la France". Nous pouvons aussi chercher le Journal des Marches et Opérations (JMO) de son régiment pour savoir, heure par heure, ce qu'il s'est passé ce jour-là.

    En quelques clics, nous avons reconstitué la fin de la vie de Julien et ouvert de nouvelles pistes de recherche pour honorer sa mémoire.

    Conclusion – Une fenêtre sur l'âme d'un soldat

    La fiche matricule est une source d'une puissance rare. Elle nous offre un portrait physique, intellectuel et moral de notre ancêtre à l'aube de sa vie d'adulte. Elle nous raconte son parcours, qu'il ait été un simple soldat en temps de paix ou un héros anonyme dans la fournaise des tranchées.

    Explorer ces registres, c'est toucher du doigt une réalité souvent dure, parfois héroïque. C'est comprendre qu'avant d'être un nom dans notre arbre, notre ancêtre était un jeune homme avec ses forces, ses faiblesses, et un destin qui, souvent, lui a échappé. C'est l'une des plus belles manières de leur rendre hommage.

    Dans notre prochain article pour le #ChallengeAZ, nous quitterons les archives militaires pour explorer les trésors de la plus grande bibliothèque numérique francophone avec la lettre G... comme Gallica !

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    Commentaires

    Aurélie
    il y a 5 heures

    Merci Émile pour vos articles.
    J ai été initié a la généalogie par mon compagnon qui est de Lefores ( un indice: son nom de famille est un chiffre☺️) . Je trouve ça passionnant et vos articles sont très accessibles et complets.Je débute et vos conseils sont précieux.
    J ai été très émue lorsque j ai lu la première fiche matricule d un de mes ancêtres.