Il fut un temps, pas si lointain mais déjà voilé par les brumes de l'oubli technologique, où la correspondance dictait le rythme des relations humaines. Les nouvelles voyageaient lentement, au gré des facteurs, portées par des lettres ou, plus pittoresques, des cartes postales. Ces dernières, souvent, immortalisaient les rues d'un village, des scènes de vie quotidienne, des fragments d'un monde en passe de disparaître. Parmi certaines cartes qui nous sont parvenus de Leforest, un détail nous intrigue.
Elles nous montrent le village au tournant du XXe siècle. Un détail architectural nous offre un précieux repère temporel : sur l'une d'elles, derrière l'église Saint-Nicolas, on distingue encore l'ancienne mairie. Sa façade blanche, si familière aujourd'hui, ne sera érigée qu'en 1905. Nous sommes donc quelques années avant cette date, dans les premières lueurs d'un siècle nouveau.
Mais ce qui capte véritablement le regard, au-delà des bâtiments et des pavés, c'est une silhouette récurrente. Un homme, toujours le même, coiffé d'un chapeau melon, une mallette à la main, semble figurer sur plusieurs de ces clichés, pris sous différents angles, dans différentes rues. Rue de l'Égalité, rue Victor Hugo, sur La Place... il est là, tantôt posant fièrement, tantôt se fondant presque dans le décor, mais indéniablement présent. Qui peut bien être cet homme ? Pourquoi cette omniprésence sur les vues de Leforest de cette époque ? Était-ce une figure locale incontournable ? Un notable ? Ou simplement un habitant profitant d'une occasion unique ? Ces questions m'ont taraudé, m'incitant à remonter le fil du temps, à interroger les mémoires encore vives, celles capables de ranimer les échos d'événements vieux de plus d'un siècle. La quête pouvait commencer.
Rester dans les souvenirs, coûte que coûte
L'homme au chapeau melon a un nom : Henri Pecqueur. Mais un nom ne suffit pas à raconter une vie. Son histoire prend racine non pas à Leforest, mais dans le bourg voisin de Thumeries. C'est là, le 18 mars 1883, qu'il pousse son premier cri. Ses parents, Henri Pecqueur père et Augustine, sont unis depuis quelques années déjà. Le petit Henri est le deuxième d'une fratrie qui s'agrandira, mais qui, comme tant d'autres à cette époque de forte mortalité infantile, connaîtra aussi son lot de deuils précoces.
La famille n'est pas destinée à rester à Thumeries. Peu après la naissance de Marie, la sœur d'Henri, les Pecqueur font leurs bagages. Destination : Leforest. Un village paisible, à proximité de la Scarpe, où ils s'installent dans une modeste maison de la rue du Moulin – qui deviendra plus tard la rue de l'Égalité. Henri a tout juste trois ans. Le paysage de son enfance sera celui-ci. Son père, Henri senior, trouve un emploi de chauffeur, tandis qu'Augustine reprend son métier de couturière. Le fil et l'aiguille tissent aussi des liens sociaux. Augustine se lie d'amitié avec une collègue, Catherine Fontenier. Par ce biais, le jeune Henri fait la connaissance de Julia, la fille de Catherine. Les ruelles de Leforest deviennent leur royaume.
— Attrape-moi si tu peux, Henri ! crie la petite Julia en dévalant la rue du Moulin, ses nattes volant derrière elle.
— Attends voir ! rétorque Henri, un peu plus âgé mais tout aussi vif, se lançant à sa poursuite sous le regard amusé de leurs mères qui discutent sur le pas de la porte. La rue, sans doute bien plus calme qu'aujourd'hui, résonne de leurs rires et de leurs courses insouciantes.
Les années filent. Henri et son frère aîné, Alphonse, usent leurs fonds de culotte sur les bancs de l'école des garçons. Leur instituteur, Monsieur Monchy, remarque rapidement leurs aptitudes.
— Vos garçons, Madame Pecqueur, ils ont une tête pour les chiffres ! Surtout Henri, confie-t-il un jour à Augustine. Il ira loin s’il continue comme ça. Comptable, peut-être bien !
L'avenir semble tout tracé. La puissante Compagnie des Mines de l'Escarpelle, omniprésente dans la région, ne tarde pas à les remarquer et leur offre leur premier emploi dans ses bureaux. Chaque matin, Henri quitte la maison familiale, direction la compagnie.
Nous sommes en 1900. Un matin comme les autres, alors qu'Henri descend la légère pente de la côte de Moncheaux pour se rendre à son travail, son attention est attirée par une agitation inhabituelle dans la rue principale. Un homme s'affaire autour d'un étrange appareil monté sur un trépied. C'est un photographe ! Intrigué, Henri s'approche, sa mallette de cuir battant contre sa jambe.
— Bonjour Monsieur ! Lance Henri, curieux mais respectueux. C’est un drôle d’appareil que vous avez là. Que faites-vous donc ?
L'homme au trépied, concentré, lève brièvement la tête.
— Bonjour jeune homme ! Je prends des vues de Leforest. C’est pour en faire des cartes postales, vous savez. La dernière mode ! On m’en a commandé plusieurs.
— Des photographies ? De notre village ? Pour qu’on les envoie partout ? Les yeux d’Henri s’illuminent.
— Exactement. Plusieurs rues, les plus pittoresques. Faut que ça donne envie de venir ! Ou que ça rappelle de bons souvenirs à ceux qui sont partis.
Une idée audacieuse germe aussitôt dans l'esprit vif d'Henri. Se faire photographier ! À cette époque, l'exercice est rare, presque un luxe. C'est une trace, une preuve d'existence défiant l'oubli. Henri, comme beaucoup, aspire à laisser une marque, à ce qu'on se souvienne de lui. Ce photographe itinérant est une aubaine inespérée. Il ajuste son chapeau melon.
— Dites-moi, Monsieur le photographe, commence Henri avec une pointe d'appréhension, cela vous dérangerait si… eh bien, si je me tenais par là, pendant que vous prenez la photo ? Juste là, près du mur. Je ne bougerai pas, promis !
Il désigne un coin de la rue.
Le photographe le dévisage, un sourcil haussé, puis un sourire amusé étire ses lèvres.
— Ma foi… Pourquoi pas ? Tant que vous restez immobile comme une statue pendant la pose, ça ne gênera personne. Allez-y, installez-vous, jeune homme ! Mais ne clignez pas des yeux !
Ce sera le début d'une collaboration improvisée et unilatérale. Henri, sa mallette toujours à la main, son chapeau bien droit, décide de suivre discrètement le photographe dans son périple matinal à travers Leforest. À chaque nouvel emplacement choisi par l'artiste – la rue de l'Égalité (anciennement rue du Moulin), la rue Victor Hugo (rue du Jourdain) animée par quelques passants, la rue Pressensé plus calme, la rue Voltaire (rue du Calvaire) près de l'école, La Place avec ses commerces, la rue Gambetta (rue St-Nicolas) bordée de maisons de briques – Henri trouve un moyen de s'insérer dans le cadre. Parfois en retrait, parfois plus au premier plan, il prend la pose avec un sérieux imperturbable, conscient de participer, à sa manière, à la création d'une mémoire visuelle du village. Il ignore qu'il réalise là, peut-être, l'un des premiers « photobombs » de l'histoire. Son but est simple et tenace : être vu, être retenu.
La vie continue son cours. En 1903, Alphonse, le frère aîné, prend son envol. Il épouse Marthe Willay.
— Mère, Père, Marthe et moi allons nous installer, fonder notre foyer, annonce-t-il un soir à table.
La maison de la rue de l'Égalité devient soudainement trop grande pour Henri père, Augustine et le jeune Henri, encore mineur. La famille déménage à nouveau, mais ne va pas bien loin. Ils traversent simplement la voie ferrée pour s'installer à Auby, juste derrière la gare de Leforest. Henri, toujours employé aux Mines de l'Escarpelle, suit ses parents.
Mais Leforest reste son port d'attache sentimental. Et puis, il y a Julia. Julia Fontenier, l'amie d'enfance. Les années ont passé, l'amitié s'est muée en amour. Le 27 juin 1908, à Leforest, Henri et Julia se disent "oui". Ils s'installent rue Jean Jaurès. Parmi les témoins de leur union figure un homme influent : Jérémie Boulanger, le patron de la Brasserie-Distillerie. Boulanger est devenu un ami proche d'Henri. Quelques semaines avant le mariage, il l'avait abordé :
— Alors Henri, mon garçon, cette comptabilité des Mines, ça te plaît toujours autant ?
— C’est un bon travail, Monsieur Boulanger, stable. »
— Stable, peut-être, mais passionnant ? J’aurais besoin d’un homme de confiance comme toi à la distillerie. Un esprit vif pour tenir mes livres. Ça te dirait de changer d’air ? De venir travailler avec moi ?
L'offre est tentante. Henri accepte. Il quitte la Compagnie des Mines pour devenir le comptable de la distillerie Boulanger.
Le soir du 11 janvier 1909, l'angoisse étreint Henri. Il fait les cents pas dans le couloir de leur maison rue Jean Jaurès, tandis que Julia est en travail à l'étage, assistée de sa mère et de sa belle-mère.
— Alors ? Toujours rien ? demande-t-il à sa mère qui descend chercher de l'eau chaude.
— Patience, mon fils, patience ! Ce n'est pas pour tout de suite. Mais c'est un peu tôt, ce petit…
L'attente est interminable. L'inquiétude le dispute au bonheur anticipé. Finalement, vers 23 heures, Catherine Fontenier descend, un petit paquet emmailloté dans les bras, un sourire fatigué aux lèvres.
— C’est un garçon, Henri ! Un beau petit garçon. Un peu petit, mais il est là !
Il s'appellera Marcel. La prématurité de Marcel laisse des séquelles. L'enfant demeure délicat.
— Il faut bien le couvrir, Julia, il prend froid si facilement, répète souvent Henri, inquiet.
La joie est teintée d'anxiété. Le destin frappe cruellement le 7 février 1911. Le petit Marcel, âgé d'à peine deux ans, s'éteint. Le chagrin est immense. Mais au cœur de cette tristesse, une nouvelle lueur d'espoir apparaît : Julia est de nouveau enceinte. Le 24 novembre 1911, un autre garçon voit le jour. Il reçoit le prénom de son frère défunt : Marcel. Cette fois, l'enfant est robuste. Le bonheur familial semble enfin solide.
Deux ans plus tard, en 1913, une opportunité professionnelle majeure se présente. Henri reçoit une lettre portant un cachet de l'Ardèche. L'usine Horme et Buire, au Pouzin, cherche un chef administratif pour superviser la comptabilité de sa nouvelle production de matériel ferroviaire. C'est une promotion significative. Le soir, il en parle à Julia, le petit Marcel jouant à leurs pieds.
— Julia, regarde ça. Une proposition incroyable… Chef administratif dans une grande usine. Mais… Il marque une pause. C'est loin… Très loin. En Ardèche.
Julia lève les yeux de sa couture, surprise.
— L'Ardèche ? Mais Henri, c'est au bout de la France ! Quitter Leforest ? Nos familles ? Monsieur Boulanger ?
— Je sais, mon amour, j'y ai pensé toute la journée. C’est une décision difficile. Mais c'est une chance unique. Pour nous, pour Marcel. Une vie différente, peut-être meilleure, plus sûre. Loin de la poussière du charbon. Et puis…
Henri a une idée pour adoucir la pilule.
— J’ai pensé à Alphonse. L’usine aura besoin d’autres comptables. Je pourrais leur proposer de l’embaucher. Il pourrait venir avec Marthe. Nous ne serions pas seuls là-bas. Qu’en dis-tu ?
L'idée de partir avec son frère et sa belle-sœur rassure Julia.
— Avec Alphonse et Marthe… Oui, peut-être… Parlons-en avec eux.
Le lendemain, Henri va voir son frère.
— Alphonse, j’ai quelque chose d’important à te proposer. Une nouvelle vie, pour nous deux, nos familles.
Il lui expose le projet. Alphonse, d'abord surpris, est vite enthousiasmé par la perspective d'un nouveau départ et d'un poste sous la direction de son frère.
— Partir en Ardèche ? Avec toi comme chef ? Mais… c’est formidable, Henri ! Marthe sera ravie ! Quand partons-nous ?
Les deux familles Pecqueur préparent donc leur grand départ. Les malles se remplissent, mêlant les vêtements du Nord aux espoirs d'une vie nouvelle sous un ciel plus clément. L'excitation se teinte d'une douce mélancolie à l'heure des adieux. Quitter Leforest, c'est quitter une enfance, des habitudes, des visages familiers. Il faut dire au revoir aux parents vieillissants, aux amis, à Monsieur Boulanger qui lui souhaite bonne chance avec une poignée de main vigoureuse.
— N’oublie pas Leforest, Henri ! Et donne-nous des nouvelles ! lance-t-il sur le quai de la gare.
Julia serre fort ses parents dans ses bras, promettant d'écrire souvent. Le petit Marcel, âgé de deux ans, regarde le train avec de grands yeux, sans bien comprendre l'agitation. Puis le sifflet retentit, strident, et la locomotive s'ébranle, emportant les deux couples vers le Sud. Le paysage défile, les terrils et les corons s'effacent progressivement, remplacés par des campagnes plus vertes, puis par les reliefs plus marqués annonçant l'Ardèche. L'arrivée au Pouzin est un dépaysement total : la lumière est différente, plus vive, l'air plus doux, l'accent chantant des habitants tranche avec le parler du Nord.
Ils s'installent, trouvent leurs marques. Henri se plonge avec ardeur dans ses nouvelles fonctions de chef administratif à l'usine Horme et Buire. Le travail est exigeant mais gratifiant. Il apprécie la confiance qu'on lui accorde et la collaboration avec Alphonse, son frère, son comptable, son confident.
— On a bien fait de venir, tu ne crois pas, Alphonse ? lui glisse-t-il parfois entre deux colonnes de chiffres.
— Oui, Henri. C’est une belle opportunité ici, répond son frère avec son sérieux habituel.
Julia et Marthe s'adaptent elles aussi, gérant leurs foyers respectifs, nouant de nouvelles amitiés, élevant Marcel qui grandit sous le soleil ardéchois, découvrant les jeux au bord du Rhône. Les deux familles sont unies, un petit clan nordiste au cœur du Vivarais. La vie s'écoule paisiblement, rythmée par le travail à l'usine et les dimanches en famille.
Mais l'horizon s'assombrit brutalement à l'été 1914. La nouvelle de la mobilisation générale tombe comme un couperet. La Grande Guerre est déclarée. L'insouciance s'envole, remplacée par une anxiété sourde. Très vite, les nouvelles du Nord, envahi par les troupes allemandes, se tarissent. Leforest, Auby, Thumeries... tous les lieux de leur passé sont désormais en zone occupée. Le silence devient assourdissant, angoissant. Que deviennent leurs parents, leurs familles restées là-bas ? Sont-ils en sécurité ? Souffrent-ils de privations ? Henri dévore les journaux, cherchant la moindre information, le moindre indice sur le sort des régions occupées. En vain. L'attente est une torture muette. Pendant quatre longues années, ils vivront avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, coupés du monde de leur enfance.
Henri, bien qu'exempté du service actif en 1904 pour "faiblesse", sent le souffle de la guerre se rapprocher. Les besoins en hommes sont immenses. Le 25 février 1915, l'appel arrive. Malgré sa condition, il est mobilisé. Les adieux à Julia et Marcel sont déchirants.
— Sois prudent, Henri, je t’en supplie, murmure Julia, les larmes aux yeux, en le serrant contre elle sur le quai de la gare du Pouzin.
Il rejoint le 73e, puis le 175e Régiment d'Infanterie. Il découvre la discipline militaire, la camaraderie rugueuse, puis l'horreur des premières lignes. Il voit la boue, la peur, la mort. Mais son corps, déjà fragile, ne suit pas le rythme effréné et brutal de la guerre moderne. Lors d'une marche forcée, une douleur aiguë lui serre la poitrine, le souffle lui manque cruellement. L'examen médical qui s'ensuit est sans appel : sa pathologie cardiaque, cette "faiblesse" notée dix ans plus tôt, le rend inapte au service combattant. Le 24 mai 1916, il est retiré du front et affecté aux services auxiliaires. Comptable un jour, comptable toujours, il se retrouve derrière un bureau, loin des obus, à gérer des registres et des états de service. Quand Julia reçoit la lettre lui annonçant son transfert, elle fond en larmes, de soulagement cette fois.
— Il est sauvé, Marthe, il est sauvé ! s'exclame-t-elle en serrant la lettre contre son cœur.
Novembre 1918. L'Armistice est signé. Des scènes de liesse éclatent partout, y compris au Pouzin. Mais pour les familles Pecqueur, la joie est tempérée par l'attente angoissante des nouvelles du Nord libéré. Les premières lettres mettent des semaines à arriver, traversant un pays désorganisé. Enfin, un courrier de Leforest ! Le cœur battant, Julia l'ouvre. Tous vont bien ! Les parents, les oncles, les tantes, les cousins... ils ont survécu à l'occupation, malgré les difficultés. C'est un immense soulagement, une libération après des années d'incertitude. Henri est officiellement démobilisé le 12 mars 1919. Il quitte l'uniforme sans regret et prend le train pour Le Pouzin. Les retrouvailles avec Julia sont chargées d'une émotion indicible. Il serre dans ses bras son fils Marcel, qui a maintenant presque huit ans, un petit garçon qu'il a quitté bébé et qu'il retrouve presque étranger, mais dont le regard lui rappelle tant Julia. La famille est de nouveau réunie, la vie peut reprendre. Le travail à l'usine Horme et Buire bat son plein. Henri et Alphonse redoublent d'efforts pour répondre aux commandes urgentes nécessaires à la reconstruction des lignes de chemin de fer dévastées dans leur région d'origine.
L'année 1920 apporte un semblant de normalité. La nouvelle gare de Leforest est inaugurée, symbole de ce renouveau. Les voyages vers le Nord redeviennent possibles. En septembre, Julia exprime le désir de revoir enfin ses parents, après toutes ces années. Le voyage est organisé. Ce sera aussi l'occasion de fêter son 29e anniversaire, fin septembre, avec eux. Henri, retenu par ses responsabilités croissantes à l'usine, ne peut se libérer. Il accompagne sa femme à la gare du Pouzin.
— Profite bien ! Embrasse tout le monde pour moi. Ne reste pas trop longtemps, tu vas me manquer, dit-il en serrant Julia dans ses bras.
— Ne t’inquiète pas, Henri, je serais vite de retour, lui répond-elle avec un sourire radieux.
Personne ne se doute alors de la tragédie imminente. Les retrouvailles à Leforest sont aussi joyeuses qu'espérées.
Puis, le 13 septembre, la nouvelle tombe, brutale, inconcevable. Un télégramme arrive à l'usine Horme et Buire pour Henri Pecqueur. Il l'ouvre d'une main tremblante. Quelques mots seulement : « Julia décédée soudainement ce matin. Stop. Courage. Stop. Fontenier. » Le monde d'Henri bascule. Julia ? Morte ? Non, c'est impossible. Il relit le papier, encore et encore. La pièce se met à tourner. Ses collègues le soutiennent, Alphonse accourt, anéanti lui aussi. La cause du décès reste incertaine, une maladie foudroyante disent les quelques détails qui suivront. Mais pour Henri, la raison importe peu. Son amour d'enfance, sa femme, la mère de son fils, n'est plus. Le choc est trop violent pour son cœur déjà meurtri. Les quinze jours qui suivent sont un calvaire. Henri est terrassé par le chagrin. Il ne mange presque plus, parle peu, le regard perdu dans le vide. Il semble vieillir à vue d'œil. Alphonse et Marthe tentent de le réconforter, de le raisonner, lui rappelant qu'il doit être fort pour Marcel, Mais la douleur est trop forte, elle consume ses dernières forces. Son cœur, ce muscle faible qui l'avait éloigné du front, ne peut supporter ce nouveau coup du sort. Le 30 septembre 1920, quinze jours seulement après Julia, Henri Pecqueur s'éteint à son tour, dans son lit, dans leur maison du Pouzin, emporté par le chagrin. Il avait 37 ans.
C'est Alphonse, son frère dévasté, qui ramène le corps d'Henri à Leforest. Un dernier voyage, silencieux et funèbre. Henri est inhumé près de Julia, dans le cimetière du village qui l'a vu grandir et aimer. Le petit Marcel, orphelin à 9 ans, restera à Leforest, élevé par ses grands-parents Fontenier, rue Gambetta. Il y grandira, portant le souvenir de ses parents réunis trop tôt dans la terre du Nord. Bien plus tard, le 16 septembre 1946, Marcel Pecqueur épousera Louise Coudoux à Evin-Malmaison.
L'écho d'un chapeau melon
Ainsi s'achève la courte vie d'Henri Pecqueur. Cet homme ordinaire, comptable de son état, mais animé par une singulière volonté de défier l'oubli. En s'invitant sur les clichés du photographe en 1900, il a, sans le savoir, gravé son image dans la mémoire matérielle de son village. Un « photobomb » avant l'heure, un acte un peu vain peut-être, mais qui a fonctionné au-delà de ses espérances. Pendant des décennies, les cartes postales ont circulé, portant son effigie de maison en maison. Combien de Leforestois, recevant une carte de leur rue, se sont exclamés : « Tiens ! Regarde, c’est Henri Pecqueur, le comptable de la distillerie ! Tu te souviens de lui ? » Sa silhouette au chapeau melon et à la mallette est devenue, pour un temps, une figure familière.
Puis, inexorablement, les années ont passé. Les témoins directs ont disparu, les souvenirs se sont estompés, recouverts par les strates du temps. En 2021, lorsque j'ai entrepris mes recherches, ceux capables de mettre un nom sur cet homme des cartes postales se comptaient sur les doigts d'une main. L'anonymat le rattrapait.
Au cours de cette enquête, je n'ai malheureusement pas pu retrouver de descendants directs vivants de Marcel Pecqueur, le fils d'Henri et de Julia. S'ils existent quelque part, ont-ils connaissance de l'histoire de ce grand-père ou arrière-grand-père un peu particulier, celui qui voulait être dans les souvenirs, coûte que coûte ? Le mystère demeure.
Et vous, qui lisez ces lignes, aviez-vous déjà remarqué cet homme énigmatique sur les vieilles photos de Leforest ? Connaissiez-vous son nom, son histoire ? Si ce récit a permis de sortir Henri Pecqueur de l'ombre, ne serait-ce qu'un instant, alors je suis fier de ce travail de mémoire. L'Histoire, la grande comme la petite, n'est pas seulement faite par les rois, les généraux ou les grands artistes. Elle est aussi tissée par les vies de gens comme Henri, des individus ordinaires, avec leurs joies, leurs peines, leurs ambitions et leurs désirs de postérité.
Henri Pecqueur ne voulait pas être oublié. Son stratagème photographique lui a offert près d'un siècle de reconnaissance discrète. Alors que son souvenir menaçait de s'effacer complètement, j'espère que ces lignes contribueront à le raviver, à lui offrir un sursis, peut-être pour cent autres années encore. Son histoire nous rappelle que derrière chaque visage anonyme du passé se cache une vie qui mérite d'être racontée.
Décidément, on s'en souviendra d'Henri Pecqueur !
Retour en mars 2021 ! Vous vous en souvenez peut-être, j'ai partagé l'histoire de notre cher Henri Pecqueur dans une vidéo pour la page Facebook « Leforest mémoire ». Mais, comme vous le savez sûrement, la généalogie adore nous réserver des surprises et jouer un peu avec nos nerfs ! 😉 Alors, avant de vous révéler les derniers rebondissements de mon enquête (car oui, il y a une suite !), je vous propose un petit rafraîchissement de mémoire avec cet article. Prêts à replonger très bientôt avec moi dans l'histoire d'Henri ?
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