« J'avais trois fils » : le destin des frères Milleville

Publié le 12 août 2025 à 17:30

Le travail du généalogiste commence souvent par un nom, une date, un lieu gravé dans un registre. Mais notre quête ne s'arrête pas là. Nous cherchons le souffle derrière les mots, le sang qui a coulé dans les veines de ces ancêtres. Nous cherchons l'histoire. L'histoire de la famille Milleville n'est pas qu'une simple chronique des tragédies de la Grande Guerre ; c'est une plongée dans le silence d'une mère, Séraphine Cauvez. Pendant quatre longues années, dans son village de Leforest occupé par l'ennemi, elle a attendu, sans nouvelles, prisonnière d'un espoir qui s'effritait jour après jour. Son histoire, c'est celle de cette attente insoutenable, de cette ignorance qui est une torture ; la même histoire de tant de mères et d'épouses.

Pour la comprendre, nous allons faire ce qu'elle n'a jamais pu faire : nous allons suivre les pas de ses trois fils, simultanément. Tandis qu'elle prie et qu'elle peine dans un monde figé, nous lèverons le voile sur leurs trois destins divergents, tracés dans la boue et le sang des champs de bataille de France. C'est un récit à deux voix : celle, muette et angoissée, d'une mère, et celle, omnisciente et tragique, de l'Histoire qui lui a volé ses enfants.

Prologue : La maison silencieuse

À Leforest, dans la maison où elle est née, le temps s'est figé. Nous sommes pendant la Grande Guerre, et la rue du Jourdain, autrefois animée par les allées et venues des voisins, est devenue un couloir de méfiance sous le regard de l'occupant. Pour Séraphine Cauvez, chaque journée s'étire, identique à la précédente, tissée de silence et d'attente. Le tic-tac de la vieille horloge comtoise dans le couloir est le seul maître du temps, un son métallique et indifférent qui scande les heures vides. Assise près de la cuisinière en fonte, dont la chaleur peine à chasser l'humidité des murs, elle regarde ses mains. Des mains de travailleuse, qui ont pétri le pain, lavé le linge, caressé les fronts fiévreux de cinq enfants. Aujourd'hui, elles se tordent sur son tablier, inutiles, attendant un signe qui ne vient pas.

Dehors, le bruit sec des bottes allemandes sur les pavés la fait sursauter. C'est un son auquel on ne s'habitue jamais. Il est le rappel constant de leur impuissance, de leur claustration. Leforest est une prison à ciel ouvert. Pour aller au village voisin, il faut un Ausweis, un laissez-passer que l'on n'obtient qu'au prix d'humiliantes suppliques à la Kommandantur. Alors, aller à Evin-Malmaison... c'est impensable. Evin, où vit sa belle-fille, Augustine. Evin, où grandissent ses deux petits-enfants, qu'elle n'a pas vus depuis des mois qui lui semblent des années.

Son regard se perd dans les flammes qui dansent derrière la petite grille de la cuisinière. Le feu crépite, et dans ce son familier, des visages apparaissent. Trois visages. Ses fils. Alexandre, Louis, Frédéric. Où sont-ils ? Que font-ils ? Ont-ils chaud ? Ont-ils peur ? Mangent-ils à leur faim ? Ces questions tournent en boucle dans sa tête, une litanie douloureuse qui ne trouve aucune réponse. Elle est une mère sans nouvelles, un cœur suspendu dans le vide infini de la guerre. Elle ignore tout des chemins que ses fils empruntent. Elle ne sait pas que pour deux d'entre eux, le chemin s'arrêtera bientôt, et que pour le troisième, la survie ne sera qu'un sursis avant une autre tragédie. Elle ne sait rien, elle ne peut que se souvenir.

Chapitre 1 : Le temps des promesse et des cendres

Le souvenir la ramène loin en arrière, à une journée d'été baignée de lumière. Le 18 juillet 1885. Elle revoit son propre visage, celui d'une jeune fille rougissante, dans le petit miroir de la ferme de ses parents. Ce jour-là, elle épouse Frédéric Milleville. Il a 23 ans, il est ouvrier, le regard franc et les mains solides. Elle quitte le giron familial, la rue du Jourdain, pour le suivre à Evin-Malmaison, dans la petite maison qu'il a louée. C'est le début d'une vie nouvelle, pleine de promesses.

Les enfants arrivent, comme des bénédictions. D'abord Ismérie en 1886, puis Alexandre l’année suivante, suivi d'Eugénie en 1889. Chaque naissance est une fête, un agrandissement du cercle de leur amour. Puis viennent Louis en 1892, et enfin 1895, le petit dernier, Frédéric. Cinq enfants en quelques années. La maison est pleine de cris, de rires, de vie. Séraphine est une femme comblée, une mère au centre de son univers.

Et puis, la catastrophe. Brutale, insensée. Moins de deux mois après la naissance de Frédéric, son mari, son roc, s'effondre. La maladie, foudroyante, l'emporte en quelques jours. Séraphine se retrouve veuve, à la tête d'une fratrie de cinq enfants en bas âge. Le monde s'écroule. Les promesses se transforment en cendres. Il n'y a pas d'autre choix. Il faut ravaler sa fierté, accepter la défaite. Elle refait le chemin en sens inverse. Elle quitte Evin-Malmaison, la maison du bonheur perdu, et retourne à Leforest, chez ses parents. Elle revient dans la rue du Jourdain, non plus comme une jeune mariée pleine d'avenir, mais comme une veuve chargée de famille, cherchant refuge. La maison de son enfance devient sa citadelle, un rempart contre la misère qui la guette.

Les années passent. Les enfants grandissent dans la maison des grands-parents Cauvez. C'est une vie modeste, rythmée par le travail et les saisons. Le recensement de 1911 fige une image de cette famille. Ismérie, l'aînée, s'est mariée un an plus tôt avec Michel Capron, un mineur de Noyelles-Godault. Eugénie, elle, est partie travailler comme ménagère. Le nid se vide peu à peu. La même année, c'est au tour d'Alexandre. Il épouse Augustine Callot et, dans un retournement du destin, il retourne vivre à Evin-Malmaison, là où il est né. Bientôt, il sera père à son tour. Pour Séraphine, chaque départ est un pincement au cœur, mais aussi une fierté. Ses enfants font leur vie. À la maison, il ne reste plus que Louis et Frédéric, ses deux derniers garçons, et sa fille Eugénie qui, sentant le vent tourner, reviendra bientôt au foyer au début de la guerre pour ne plus le quitter.

Recensement de Leforest (1911) – Rue du Jourdain

Chapitre 2 : Le tocsin et les adieux

1er août 1914. L'été est chaud, presque lourd. Les moissons sont bonnes. Une tranquillité trompeuse règne sur Leforest. Soudain, un son déchire le ciel bleu. Le tocsin. Pas le son joyeux d'un mariage, ni le glas funèbre d'un enterrement. C'est une sonnerie frénétique, paniquée, qui semble venir des entrailles de la terre. Les gens sortent de chez eux, les visages interrogateurs. La rumeur enfle, celle que personne ne voulait croire. La guerre.

Frédéric, qui a maintenant 19 ans, se précipite avec les autres hommes vers la mairie. Séraphine le suit, le cœur battant. Sur le mur de la mairie, une affiche blanche a été apposée. L'ordre de mobilisation générale. Les mots sont crus, définitifs. Tous les hommes de 21 à 48 ans doivent partir. Un soulagement terrible et coupable la saisit : Frédéric est trop jeune. Mais la pensée se reporte aussitôt sur ses autres fils. Louis, qui fait son service militaire dans l'Aisne, au 42ᵉ Régiment d’Artillerie. Pour lui, la guerre a déjà commencé. Et Alexandre. Jeune père de deux enfants. Il va devoir quitter Augustine, son foyer. Comment vont-ils survivre ?

Les jours suivants sont un chaos de préparatifs et d'angoisses. Alexandre arrive au corps le 3 août, incorporé au 41ᵉ Régiment d’Artillerie. Il n'aura même pas le temps de revoir son frère Frédéric. La machine de guerre est déjà en marche, et elle ne s'embarrasse pas des sentiments.

Fin août, les nouvelles sont mauvaises. L'avancée allemande est rapide. On entend le canon, un grondement lointain mais incessant, qui se rapproche jour après jour. Le 24, on apprend que les Allemands sont à Templeuve. Le front est à leurs portes. Le répit de Frédéric ne dure pas. Le 29 septembre 1914, l'ordre tombe, implacable : tous les hommes de 18 à 48 ans sont désormais mobilisés. Cette fois, son nom est sur la liste.

L'annonce est un coup de poignard. Frédéric, son benjamin, celui qui était devenu l'homme de la maison, qui travaillait à la fosse 6 pour faire vivre sa mère, sa soeur, sa grand-mère et son grand-père de 82 ans. Qui s'occupera d'eux ? La question le hante, mais il n'a pas le choix. Le lendemain, il part. Séraphine marche à ses côtés, dans le cortège des mères, des épouses et des sœurs qui accompagnent leurs hommes. La procession silencieuse et éplorée s'arrête au pont de Courcelles. C'est la limite, la frontière symbolique entre le monde des civils et celui des soldats. C'est là que les adieux ont lieu. Un dernier baiser, une dernière étreinte maladroite. Séraphine regarde son fils s'éloigner, sa silhouette se fondre avec celles des autres, jusqu'à disparaître. Elle ne le sait pas encore, mais elle vient de le voir pour la dernière fois.

Fiche matricule d'Alexandre MILLEVILLE

Fiche matricule de Louis MILLEVILLE

Fiche matricule de Frédéric MILLEVILLE

Chapitre 3 : Trois chemins dans la nuit du front

Tandis que Séraphine s'enfonce dans le long silence de l'Occupation, le narrateur, tel un esprit omniscient, peut seul suivre les traces de ses fils, dispersés dans l'enfer du front. Trois chemins divergents, tracés dans la boue et le sang, à l'insu de celle qui les a mis au monde.

Le premier chemin, celui d'Alexandre, est celui de l'artilleur. Avec son 41ᵉ Régiment, il se retrouve près de Reims. Depuis sa position à Bouffignereux, sa batterie de canons de 75 a une mission cruciale : protéger les fantassins qui tiennent les tranchées en contrebas. Jour et nuit, sur ordre, il envoie la mort et l'acier sur les lignes ennemies. Le fracas des départs est assourdissant, la terre tremble. Il fait son devoir de soldat, en pensant à Augustine et à ses enfants. Ce qu'il ignore, dans une ironie que seule la guerre peut écrire, c'est que parmi les fantassins qu'il protège, dans l'une de ces tranchées qui subissent le feu allemand, se trouve son propre frère, Frédéric. À quelques kilomètres de distance, les deux frères combattent sans le savoir sur le même champ de bataille, l'un protégeant la vie de l'autre sans même pouvoir l'imaginer. Mais pendant que son bras armé veille sur son jeune frère, qui veillera sur l'artilleur face à son propre destin ?

Alexandre MILLEVILLE

Le deuxième chemin est celui de Frédéric, le benjamin. Affecté au prestigieux 33ᵉ Régiment d’Infanterie, il découvre la réalité de la guerre. La peur, le froid, la vermine, l'attente interminable sous les bombardements. Il est à Ville-aux-Bois-lès-Pontavert, et chaque fois que l'artillerie française tonne derrière lui, il se sent un peu plus en sécurité, ignorant que c'est peut-être la main de son frère qui tire les cordons. Début 1916, son régiment reçoit un nouvel ordre. Un nom circule, un nom qui fait déjà frissonner : Verdun. Le 23 février, ils se mettent en route. Le 1er mars, ils relèvent un autre régiment à Douaumont. Le Fort vient de tomber. Ils sont au cœur de la fournaise. Le 2 mars 1916, à 6h30, le ciel leur tombe sur la tête. Un déluge d'artillerie lourde pilonne leurs positions sans interruption. Vers 13h, à travers la fumée des obus lacrymogènes, des silhouettes coiffées de casques français apparaissent. Une hésitation. "Ne tirez pas ! Ce sont des Français !" crie le Commandant Cordonnier, avant de s'effondrer, tué d'une balle à la gorge. C'est une ruse. Le 3ᵉ bataillon de Frédéric, en première ligne, est submergé. Ils se font tuer sur place, refusant de céder un pouce de terrain. Frédéric Milleville est parmi eux. Son chemin s'arrête là, à 21 ans, dans la terre glacée de Douaumont.

J.M.O. – 1er août 1914-31 décembre 1916 – 33e R.I.

Le troisième chemin est celui de Louis. Le soldat expérimenté du 42ᵉ Régiment d’Artillerie. Il a connu les combats de l'Argonne, à Vienne-le-Château, puis l'enfer du Chemin des Dames, près de Craonne. Il a vu la mort de près, maintes et maintes fois. En juillet 1917, son régiment se prépare à partir pour Verdun. Le destin semble vouloir le conduire sur les traces de son frère défunt. Mais le 28 juillet 1917, un coup de théâtre. Son nom est sur une liste pour le dépôt. Une nouvelle affectation lui est communiquée : il est envoyé à la Compagnie des Mines de Marles, pour reprendre son métier de mineur au puits d'Auchel. Ils ont besoin de mineurs expérimentés. La guerre des combats est finie pour lui. C'est un sursis inespéré, une bifurcation sur son chemin qui le sauve d'une mort presque certaine.

Chapitre 4 : Le retour et la révélation

11 novembre 1918. L'Armistice est signé, mais l'église reste muette. Ses cloches, emportées par l'ennemi, ne peuvent chanter la paix retrouvée. À Leforest, les Allemands sont partis. Séraphine, sa mère et sa fille Eugénie rentrent d'une évacuation forcée à Rumegies. Le grand-père, Louis Cauvez, n'est plus. Il est mort le 6 avril, sans avoir revu ses petits-fils. L'attente commence, la plus terrible de toutes. L'attente de ceux qui vont revenir.

Les jours, les semaines passent. Et puis, un jour, une silhouette se dessine sur la route. C'est Louis. Vivant. L'émotion est immense, les larmes, les étreintes. Mais à ses côtés, il y a une jeune femme, Marie Hermant, qu'il a épousée à Longuenesse le 9 août 1917. Et dans ses bras, un bébé, une petite fille prénommée Madeleine, née en mars 1918. Une nouvelle vie, un nouveau foyer qui arrive dans la maison endeuillée.

La joie est immense, mais une question brûle les lèvres de Séraphine, une question qu'elle n'ose pas poser. C'est son regard qui parle. Et dans le silence de Louis, dans ses yeux embués, elle comprend. Il n'y a pas besoin de mots. Alexandre et Frédéric ne reviendront pas. La nouvelle, froide et officielle, arrivera plus tard. Pour Alexandre, "tué à l'ennemi" le 2 janvier 1917 à Laval-sur-Tourbe. Le journal de sa batterie ayant été perdu sur le front, les détails de sa mort resteront à jamais une énigme pour les généalogistes. Pour Frédéric, la mention "Mort pour la France" à Douaumont. Le deuil, si longtemps contenu, peut enfin commencer.

Alexandre MILLEVILLE - « Mort pour la France »

Frédéric MILLEVILLE - « Mort pour la France »

La vie, pourtant, doit continuer. Ismérie retrouve son mari Michel, qui était prisonnier de guerre. Eugénie, la fille dévouée, se marie le 8 octobre 1924 avec un certain Louis Libert, mais elle ne quittera plus jamais sa mère. Elle fondera son foyer au sein de la maison familiale, un soutien indéfectible pour Séraphine. Sur les monuments aux morts, on grave les noms. Alexandre et Frédéric à Évin-Malmaison. Frédéric également à Leforest. Louis, le survivant, n'y figure pas. 

Épilogue : Le quatrième chemin

On croyait que la Grande Guerre serait la "Der des Ders". L'Histoire, cruelle, en décidera autrement. Louis, le rescapé, a des convictions. Syndicaliste de la CGTU, il a défendu les mineurs polonais expulsés en 1934, ce qui lui a valu d'être fiché. Quand la France s'effondre à nouveau en 1940, ses idées font de lui un ennemi du nouveau régime de Vichy. En 1941, le survivant de 14-18 est arrêté. Pas comme soldat, mais comme résistant, comme opposant politique. Il est déporté au camp de concentration de Noé. Il survivra à l'internement, mais le voyage du retour, à la Libération en 1945, lui sera fatal. Épuisé, affamé, il meurt avant d'avoir pu revoir les siens. La guerre, sous une autre forme, a fini par le prendre lui aussi. Bien des années plus tard, il a fini par rejoindre ses frères, son nom gravé sur le monument aux morts parmi les victimes civiles de 39-45.

L'humanité, 12 août 1934

Séraphine aura donc vu ses trois fils anéantis par les deux plus grands conflits du XXe siècle. Elle leur survivra à tous. Elle s'éteindra le 4 mai 1949, dans cette même maison de la rue Victor Hugo, qui avait été le théâtre de toute sa vie. Elle emporte avec elle le souvenir de trois chemins, trois destins brisés.

Mais pour le généalogiste, pour celui qui cherche à comprendre, il existe un quatrième chemin. Un chemin immatériel, fait d'encre et de papier, de souvenirs et de recherches. C'est le chemin de la mémoire, celui qui, un siècle plus tard, rassemble les frères dispersés et raconte leur histoire. C'est le chemin du cœur, où une mère ne se sépare jamais vraiment de ses enfants. Et aujourd'hui, à la croisée de ces quatre chemins, l'histoire de la famille Milleville peut enfin être complète, et Séraphine, dans le grand silence de l'éternité, a enfin retrouvé ses fils.

Notre travail, aujourd'hui, est de faire en sorte que leur souvenir ne meure jamais.

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